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La carte du Pacifique de Tupaia

8 Août- 06 octobre 1769

Texte : Patrick Seurot


Source essentielle, dont est principalement issu le récit ci-dessous : Joan Druett, Tupaia : le pilote polynésien du capitaine Cook, traduction de Henri Theureua et Luc Duflos, ’Ura Editions, 2015, 415 p.

Corinne Raybaud, James Cook, Joseph Banks et Tupaia, il y a 250 ans à Tahiti, Mémoires du Pacifique.


Alors que L’Endeavour quitte Rai’atea le 8 août 1769 et fait route vers le sud, Tupaia tente de convaincre Cook de faire route vers l’ouest, où les îles les plus importantes de Polynésie orientale se trouvent. Cook reste inflexible, ce qui amène le grand prêtre tahitien à réaliser, une première dans toute l’histoire du Pacifique sud, une carte des îles du Grand Océan. Sur une large feuille de papier à aquarelle de fort grammage destiné aux aquarelles, fabriqué en Angleterre par James Whatman l’aîné, le Tahu’a de Rai’atea laisse une preuve unique de l’immense connaissance des navigateurs polynésiens.



« Mis à feu une charge de 4 livres pour satisfaire la curiosité de l’Indien qui est à bord ».

C’est en ces termes que s’exprime le maître canonnier Stephen Forword, alors que l’Endeavour quitte Raiatea

le 8 août 1869. Cook avait peut-être accédé à une requête de Tupaia, sans doute par l’intermédiaire de Banks

et montrait ainsi aux voleurs de terre venus de Bora Bora sa nouvelle toute puissance…


Plein sud !

Cook avait donc décidé, conformément aux ordres de l’Amirauté (cf. InstanTANE 02, article sur abonnement) fait route vers le sud, à la recherche du continent austral. Si Banks, malade, et semble-t-il non informé de la décision d’aller au sud et non vers l’ouest, resta couché les premiers jours, Tupaia s’inquiétait de cette route suivie.

James Roberts notait : « Tobiah dit qu’il y a 3 grandes îles près d’ici, où son père est allé, et qui semblent être les terres les plus au sud qu’ils connaissent. » Il parlait d’un groupe de 9 îles, toutes faisant partie du groupe d’îles Ohete (O Hiti, connues aujourd’hui sous le nom d’Australes : Rimatara, Tubuai, Raivavae, Rapa Iti, Marotiri ainsi que les 4 îlots à l’intérieur de l’atoll de Nororotu (les îles Maria). L’Endeavour passa tout près d’une île que Tupaia reconnut comme étant Manua, sans que l’on puisse l’identifier clairement (Il n’existe en Polynésie, selon la géographie admise, que deux Manua : l’une à l’ouest de Bora Bora, Manuae, l’autre dans les Rarotonga (îles Cook).

 

Les Australes avant l’ouest ?

Tupaia était venu dans ces îles du Sud 23 ans auparavant, selon Roberts*, qui ajouta : « Depuis lors, ils n’ont eu aucun échange avec les îles du nord »…

* (ce qui semble faux, selon Parkinson, car les représentants des habitants implorent Tupaia que les étrangers ne les tuent pas avec leurs canons, même si ce mot ne fut pas prononcé)


Cependant, même parmi les vieillards de Rurutu, où Cook souhaitait jeter l’ancre rapidement, personne ne reconnut Tupaia. L’Endeavour ne resta pas à proximité de Rurutu, où l’accueil avait été plus frais qu’attendu.

Le vaisseau reprit sa route vers le sud. Tupaia invitait de plus en plus souvent Cook et Banks à se diriger vers l’ouest. Il savait, lui, que le sud n’avait rien à offrir d’autre que le néant d’un océan infini et que, de continent austral, il n’y avait pas. S’il n’y était allé lui-même, plusieurs de ses ancêtres avaient rapporté le même constat : après les îles O Hiti, il n’y avait plus rien.

 

Cook suit les ordres

Cook, impénétrable, poursuivait sa mission, imposée par l’Amirauté. Surtout que le lieutenant anglais pensait que les îles de l’ouest dont parlait Tupaia avaient déjà été explorées par Wallis deux ans auparavant.

Il s’agissait de Boscawen et Keppel, ainsi nommée par le capitaine anglais en 1767, en fait Niuatoputapu et Tafahi, deux « îlots volcaniques insignifiants » selon Druet, et surtout distante de l’Endeavour « de 400 lieues », autrement dit 1200 milles (2200 km environ). Pour Tupaia, rejoindre les îles de l’ouest dont il parlait aurait pris 10 jours avec un pahi. Cook nota dans son livre de bord, avec un brin de jalousie : « C’est dire combien leurs grands praos* voguent plus vite que notre navire » (terme indonésien, parfois écrit proa ou prahu, désignant n’importe quelle pirogue multicoque).


Dans les îles, Tupaia était accueilli avec plus de déférence que Cook lui-même. Les navires tahitiens évoqués par le grand prêtre étaient plus rapides que l’Endeavour.

 

Incompréhension ou mépris ?

Enfin, il ne faisait aucun doute que Tupaia connaissait l’océan, les vents, les courants et les positions des îles mieux que le commandant du vaisseau anglais. Cela faisait beaucoup. Cook éprouva-t-il une telle jalousie devant les connaissances orales du grand prêtre qu’il décida alors de ne plus écouter le Tahitien à propos

de la navigation et des directions à prendre et de suivre ses ordres ?


Ou préférait-il obéir aveuglément aux ordres qu’il avait reçu, plutôt que de subir les foudres que Wallis avait connu deux années plus tôt de la part de l’Amirauté ?

Se coupa-t-il peu à peu du Tahitien, qui aurait pu lui apprendre les astres, la manière polynésienne de naviguer sur Moana ou encore « les signes qui lui indiquaient que telle île se trouvaient dans telle direction, alors qu’elle était encore derrière l’horizon » ?, comme le pense Joan Druett (p. 203), Ou bien plutôt échangeait-il tant et si bien avec Tupaia que ce dernier finit par lui livrer une carte du Pacifique, rassemblant sur papier des centaines d’années de secrets de tahua navigateurs, comme le pense plutôt Corinne Raybaud ?


Si les questions de Banks et de Cook semblent tourner exclusivement autour de la vie quotidienne des Tahitiens, « les étapes de construction des pirogues ou les méthodes du combat naval », qui ont d’ailleurs donner naissance à un croquis magnifique de Tupaia, n’est-ce pas plutôt par incompréhension pour le mode de navigation de Tupaia plutôt que par mépris ?


Pour illustrer son propos sur les étapes de construction des pirogues et décrivit les méthodes du combat naval, Tupaia dessina un croquis représentant trois pirogues de guerre.


« Deux pirogues de combat, dont la proue est équipée de ce que Cook décrit comme « une plateforme oblongue de 10 ou 12 pieds de long sur 6 ou 8 de large […] La troisième est un navire ravitailleur sous voiles, qui se tient. Portée pour transborder des armes à la demande. » Joan Druet, p. 205


Les 130 îles de Tupaia

La nuit, Tupaia passait de longues heures à enseigner le ciel à son aide, Taiata, pointant du doigt les étoiles et les constellations. Le jour, il évaluait les trains de houle qui passaient sous la coque. Les marins le racontèrent à leur retour à Londres, Tupaia était un vrai génie de la navigation.


« Même si le mauvais temps lui faisait perdre le cap, si les étoiles, le soleil et la lune étaient cachés par les nuages, il était capable de déterminer sa position en observant le cas échéant la direction des lignes de récifs aperçues en chemin ou des trains de houle qui lui indiquaient celle de sa destination finale. »


Tupaia, comme les marins polynésiens, n’envisageait un long voyage que par les différentes étapes qui le constituaient, des « sauts de puce, des étapes successives d’îles en îles ». Cependant, de son propre aveu, il n’avait lui-même visité que 13 îles. C’est sans doute pour cette raison de James Cook préférait se fier à sa propre expérience. Il émit même des réserves à propos des noms d’îles que Tupaia avait indiqués. Molineux les avait inscrits dans son journal. Pas Cook, ni Banks. Quelques mois plus tard, en mars 1770, Cook se décida à les écrire quand même dans son journal de bord. Il copia donc une liste « issue d’une carte dessinée de la main même de Tupaia ; il nous a fait un jour l’énumération de près de 130 iles, mais n’en a placé que 74 sur sa carte ».


Il faut, 250 ans plus tard, se rendre compte du caractère exceptionnel, précieux, d’un tel témoignage et d’un tel document.

 

Cook seul évoque la carte de Tupaia, mais les marins anglais en avaient entendu parler, puisqu’ils racontèrent par la suiteque le Tahitien « avait fait un plan avec plus de cent îles qu’il connaissait, la plupart sous les tropiques ». Tupaia rédigea-t-il sa carte avec l’aide de Cook, dans une nouvelle complicité qui déplut tant à Banks que celui-ci ne dit pas un mot de cette carte exceptionnelle ?


La première carte polynésienne

Citons Joan Druett pour sa description du témoignage écrit de Tupaia : « [Cette carte] s’étend sur environ 2500 milles d’est en ouest […] et contient une multitude d’îles dont les Européens n’avaient jamais entendu parler, […] vaste fonds de connaissances couchées en trois dimensions sur cette feuille de papier ».


La carte a été produite par Tupaia avant l’arrivée en Aotearoa (New-Zealand), à bord de l’Endeavour c’est à n’en pas douter.


Avec l’aide de Cook ?

Dans la cabine de Banks, bien que ce dernier ne la mentionne pas une seule fois dans ses notes ? Durant le voyage au sud ou peut-être une fois que Cook prit conscience qu’au sud… il n’y avait rien ? Nul ne le sait.

Tupaia prit-il le temps d’expliquer sa carte ? Sans doute, car un navigateur polynésien traçant sa route aurait ainsi décrit, selon les mots de Joan Druett :


« Voici mon point de départ, voici ma destination et voilà mo, île de référence ; puis, pointant du bout de sa plume un autre archipel et répétant : voici l’île d’où part la pirogue, voici l’île cible et voilà mon île de référence pour cette traversée particulière, qui prendra tel nombre de jours. Mais puisque personne n’a rapporté cette scène, il nous est impossible de savoir de façon absolue si les Polynésiens utilisaient vraiment les îles se trouvant sur leur route comme points de référence – îles qui pouvaient se trouver derrière l’horizon, mais que le navigateur chevronné savait détecter par l’observation de telle saute de vente, déviation des houles ou accélération du courant que créaient leur présence […] Tupaia, par cette carte, a voulu partager sa science […] »


Houle, vents, saisons, derrière l’horizon

Naturellement, pour les officiers britanniques, le dessin maladroit de Tupaia ne méritait certainement pas le nom de « carte ».


« Le concept de carte et plus encore peut-être de carte marine représentait pour les Occidentaux un ensemble très complet comprenant la rose des vents, les échelles des latitudes et des longitudes, une représentation des terres proportionnelle à la réalité et une mesure exacte des distances. » (Druet, p. 210).


Tupaia a eu le mérite, en ayant connaissance des cartes marines des Anglais, de tenter de calquer sa connaissance du Pacifique sur leur manière de faire. Il n’a pas été compris, même s’il a expliqué qu’il ne comptait pas les distances en milles ou en lieues, mais en jours de navigation à bord d’un pahi.

Relevons en passant qu’en termes de transport, l’homme occidental n’a quitté l’Antiquité qu’avec l’arrivée

de la vapeur et le comptage des distances en heures et jours de voyages, pas en lieues, miles ou kilomètres.

En cela les Polynésiens avaient un rapport au temps et aux distances, plus évolué. Mais revenons à Tupaia :

les îles pouvaient, selon les vents, les saisons, les courants, être plus proches ou plus lointaines, si les courants et les vents étaient contraires. Il faut relire Corinne Raybaud, pour tenter de percer ces mystères d’interculturalité.


Comme le résume si justement Joan Druett, Tupaia aurait trouvé parfaitement insensé « qu’une pirogue put

se trouver au point d’intersection de lignes invisibles appelées latitude et longitude », tout autant que pour Cook

« la notion de navigation selon les irrégularités de la houle ou les couleurs de l’eau » !

 

La carte de Tupaia nous renseigne aussi sur des événements de l’histoire polynésienne, sous forme de cinq petites légendes que, d’une écriture minuscule, Cook aura vraisemblablement copiées sous sa dictée.


- Orevavie (Raivavae), placée sur la carte au nord-ouest de Tahiti au lieu du sud-ouest dans le référentiel occidental, est accompagné de la phrase suivante : « toe miti no terara te rietea (toi maita’i no tera ara i te Raiatea : de belles herminettes viennent par ce chemin jusqu’à Raiatea)


- Ohevahoutouai (Tahuata, Marquises) : Maa te tata pahei rahie été te pahei no Brittane (Maa te ta’ata, pahi rahi, iti te pahi no Peretane – On mange les hommes – grandes les pirogues – petits les vaisseaux anglais).


- Ulietea (Raiatea) : Tuboona no Tupia pahei tayo (Tupuna no Tupaia pahi taio : à l’époque du grand-père de Tupaia, un navire amical était venu)


- Otaheite (Tahiti) : Medua no te tuboona no Tupia pahei toa (Metua no te tupuna no Tupaia pahi toa – Le père du grand-père de Tupaia a vu un navire hostile)


- Oanna (Ana’a) : Tupaia tata no pahei matte (Tupaia ta’ata no pahi mate – Tupaia dit que les gens du bateau furent tués.


- La mention opatau (apato’a) qui figure au bas de la carte ne signifie pas « sud » mais la direction vers laquelle souffle le vent du sud, autrement dit le nord. De la même façon, Tupaia place au centre de la carte Avatea, autant le midi que son point de départ. La carte de Tupaia aurait dû être animée, vivante des courants,

des vents, des saisons, des étoiles, pour révéler sa vraie réalité. Elle a eu le mérite d’exister, sur une feuille

de papier luxueuse que Banks avait donné au grand prêtre.


Les navires à voile carrée qui sont dessinés ne représentent pas des images de navires récents, mais des navires d’un style beaucoup plus ancien, avec des éperons saillants et un gréement d’une autre époque : navires européens ? asiatiques ? Chinois ? On sait aujourd’hui que des flottes d’explorateurs chinois ont sillonné le Pacifique aux 15e et 16e siècles. Pourquoi pas jusqu’en Polynésie orientale ? Quel bateau ami s’était rendu à Raiatea du temps de son grand-père ? Quel navire hostile avait été vu vers 1640 à Tahiti ? Quel équipage avait été tué à Ana’a.


Les renseignements que Tupaia avait souhaité consigner sur sa carte soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses : les Anglais n’ont semble-t-il pas eu la curiosité d’en savoir plus.

Outre la carte originale de Tupaia, il y eut deux copies réalisées : l’une par James Cook, la même année, la seconde par Richard Pickersgill. On ignore où est passée cette copie, sans doute égarée par l’imprimeur qui s’en servit pour illustrer le livre de Forster, de même que l’original de Tupaia. Ne reste que la copie de James Cook, récupérée par Banks. Elle fut, comme le reste des papiers de l’expédition collectionnés par Banks, léguée au British Museum. Puis oubliée, pendant près de 2 siècles. Elle ne fut retrouvée qu’en 1955 et reste énigmatique sur la position des îles, les distances, et tout un savoir à jamais perdu.


Nous vous invitons à lire les pages passionnantes de Joan Druett à propos de la vie même de la carte de Tupaia, dans les pages 210-216.


Cap sur l’ouest, en direction de Aotearoa

Le 28 août, 20 jours après avoir quitté Raiatea et 16 jours après Rurutu, le navire faisait toujours route vers le sud. Tupaia souffrait du régime alimentaire imposé : « viande salée, grasse et tendineuse, accompagnée de porridge d’avoine ou pois secs, […] biscuits de mer – de grosses galettes rondes, épaisses, cuites à terre deux fois plus longtemps, dures à se casser les dents et conservées à bord dans des tonneaux, grouillant de vermine. Cook, craignant le scorbut, ajoutait au menu d’étranges décoctions…


Le régime des pirogues polynésiennes de voyage, « chargées de noix de coco, approvisionnées d’eau douce scellée dans des sections de bambou géant, de fruit à pain cuit et réduit en pâte, de taro, de bananes empaquetées dans leurs feuilles et dans des calebasses… » (Druett, 228)


Le 2 septembre, Cook nota qu’ils avaient atteint la latitude 40’ sud, « sans apercevoir le moindre indice de la présence d’une terre. » Le temps s’était gâté, les forts coups de vent et la neige fondue, sans oublier l’inconfort d’une houle très creuse, malmenaient bateau comme équipage. Tupaia, malade, se plaignit de Pooenooanoo (que Solander, dans son lexique, traduisit par tête dérangée, douloureuse, upo’o ‘ino’ino). Plus tard, les missionnaires donnèrent la version Pano’ono’o, trembler d’appréhension et d’anxiété. Tupaia ajouta à ce mal le mot heama, que Solander traduisit par honte (e mea ha’ama), mais qui se traduit plus par humiliation, chagrin, colère : un état provoqué par le fait que Cook et Banks ne l’avaient pas écouté et n’avaient pas suivi sa route de l’ouest, lui, le grand prêtre navigateur qui connaissait mieux qu’eux cet océan.


Le long du 38e parallèle sud, conformément à ses instructions, Cook mit cap à l’ouest, en direction de Aoteaora (Nouvelle-Zélande). Le 29 septembre 1769, le temps s’améliora, tandis que des oiseaux de mer firent enfin leur apparition.


Le 6 octobre, à 2h de l’après-midi, Nicholas Young, surnommé Nick par l’équipage, un matelot aide du docteur et qui prenait une pause en haut du mât, aperçut la terre. L’Endeavour était en vue de Aotearoa.



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