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Parcs à poissons : se nourrir et gagner sa vie

Deux familles, deux atolls. Deux histoires qui se recoupent et se distinguent autour d’un même vécu, celui des parcs à poissons, un système ancestral toujours utilisé dans les Tuamotu. Écoutons ce double écho dans les lagons poissonneux de Rangiroa et d’Arutua, des plans d’eau tantôt endormis, tantôt agités. L’homme s’y adapte pour se nourrir et aussi pour en faire son métier.


© Texte et photos : Doris Ramseyer


L’entonnoir guide les poissons piégés jusqu’à un espace de chambres successives d’où ils ne peuvent plus ressortir


Rangiroa : famille Natua

« Une très forte houle énergétique de sud-ouest va toucher une grande partie du pays (…) pour concerner les Tuamotu (…) avec des creux de 4 mètres à 4 mètres 50 », annonçait La Dépêche de Tahiti pour la fin avril. Un épisode précoce, exceptionnel, accompagné d’une hausse du niveau du lagon, de forts courants dans les passes, et de hautes déferlantes sur les côtes exposées.


Il faut tout reconstruire, tout a été détruit, observe Faatu. Lagon lisse, dégradé de bleu intense, soleil incandescent. La mer a oublié le fracas de la semaine passée. Mais pas les parcs à poissons. N’en subsistent que des vestiges. Tout a été emporté. Le constat est placide, fataliste, ici on sait que c’est le vent et la mer qui commandent, que rien n’est immuable. Le rôle de l’humain sera de tout réinstaller encore une fois. C’est la vie des îles, c’est la vie de pêcheur, avec des jours de chance, et des jours sans, expose sans fard Faatu.


Les vacances scolaires débutent aujourd’hui même. La famille embarque ses trois enfants vers leur motu de l’autre côté de la passe d’Avatoru pour une semaine de congé. Les parents travailleront le coprah et la plantation, les enfants ramasseront des coquillages et vivront leur vie de Robinson. Chargement de la barque en victuailles et matériel. Ils me proposent d’embarquer avec eux pour observer leurs enclos maritimes sur le trajet.


Faatu observe d’un air songeur les parcs à poissons rompus après la houle


La famille Natua possède quatre parcs à poissons, dont deux appartiennent à Teiki et sa femme Faatu. Ce sont des parcs familiaux, un héritage reçu de notre grand-père, explique Teiki. Avant, les parcs étaient communautaires, et servaient à gérer les ressources du lagon entre tous les habitants. Puis, on a remplacé les pierres par des grillages en métal, tendus sur des piquets de fer, pour en venir aujourd’hui au plastique. Les poissons capturés dans le parc nourrissent notre famille, et nous vendons le reste sur l’île de Rangiroa et aussi à Tahiti. Le plus souvent, nous capturons des ’ōperu (carangues maquereaux), ’ōrare (chinchards), tati (nasons), pā'aihere (carangues), ’ōtava (bonites), et beaucoup d’autres poissons. Il peut y avoir également des squales, qui seront rapidement relâchés : des requins gris, des pointes noires, ou même un requin-marteau, un habitué du lieu !


Bernard Natua, le père de Teiki, plonge régulièrement dans la passe d’Avatoru pour évaluer le bon emplacement des parcs à poissons, et quelles espèces arrivent selon les périodes de l’année. Son inspection permet d’ajuster l’entonnoir à la taille du type de poisson attendu, marqué par deux bouées à la surface. L’entonnoir en grillage est comme une bouche dans laquelle les poissons s’engouffrent ; les voilà capturés, piégés, ils suivent un circuit qui les mène à un ou plusieurs bassins circulaires, desquels ils ne peuvent plus ressortir, car la sortie est à contre-courant. Ils patientent, vivants, en attendant d’être consommés par la famille ou vendus plus loin.


Quand l’heure de la capture arrive, Faatu explique : il faut toujours sauter du bateau à l’extérieur du parc, puis plonger et faire tout le tour de l’enclos pour repérer les espèces de poissons entrées dans le parc. Le risque, ce sont les murènes et les requins, surtout si la mer est sombre et chargée de particules. Teiki poursuit : on travaille avec une nasse, adaptée à la taille des poissons. Ma femme est sur le bateau et frappe la surface pour ramener les poissons. Sous l’eau, je les capture avec mon filet, puis Faatu m’aide à ramener la nasse remplie de poissons.


Tout est à reconstruire. Les parcs à poissons de la famille Natua ont été détruits par une forte houle.


Pour remettre un parc en fonction, il faut compter entre 400 000 et 500 000 Fcfp. Du bois de kahaia peut parfois remplacer les piquets en fer. Les treillis en plastique ne sont pas toujours en stock, et un parc à poissons nécessite 8 ou 9 rouleaux de grillage ; tout dépend de la taille et de la hauteur du parc, explique Teiki. On peut réaliser jusqu’à trois hauteurs successives de grillage, partant du fond, à 6 mètres de profondeur environ, se poursuivant au niveau intermédiaire, jusqu’à la surface. Idéalement, un grillage en métal est posé au niveau inférieur, plus résistant aux courants et face aux gros poissons.


Tant que le système ne sera pas restauré, il n’y aura plus de poissons, plus de revenus. Tout le monde doit s’y mettre pour réparer les dégâts. Bernard, le père, et ses fils. Il faut aussi de bonnes conditions de mer. Vérifier la disponibilité du stock de grillages à Tahiti. Et prévoir le budget nécessaire pour l’acheter.


Sur le secteur, le couple a également développé un fa’a’apu depuis deux ans, et réalise du compost en ramassant ce qu’il trouve sur place : des cocos et des branchages principalement. Ils font pousser des tomates, concombres, aubergines, papayes, pota, en utilisant uniquement des engrais naturels. Ils nourrissent leur famille, et vendent le reste au village, notamment aux pensions. Ils proposent également de la langouste ou du kaveo quand c’est la saison, que Teiki chasse pendant la nuit. Pour arroser leurs légumes, une pompe puise l’eau du puits, achetée grâce à une aide de la DAG.


On fait tout ensemble, explique Faatu, et je relaie mon tāne s’il tombe malade. Pour que l’activité, et les revenus indispensables à la famille, ne cesse jamais. Ici, on vit avec peu, mais on a tout, explique la jeune femme. La barque me redépose à Avatoru. Les petits me sourient timidement. On vit de tout ça pour nos enfants, conclut Faatu. La famille retourne au motu, pour vaquer sur la terre en attendant de travailler à nouveau sur la mer.


Les enclos emprisonnent les poissons vivants, qui peuvent être directement consommés, vendus sur l’atoll ou encore à Tahiti


Arutua : famille Parker

C’est une histoire de famille, un héritage aussi, chez les Parker. Celle des parcs à poissons a démarré avec leur arrière-grand-père, puis s’est transmise jusqu’à la quatrième génération, avec Tauaea et son frère Manaarii, et peut-être bientôt à la cinquième. Car le fils aîné de Tauaea, 11 ans, montre déjà de bonnes prédispositions. Les ancêtres ont longuement observé le lagon et les abords de la passe, avant de disposer stratégiquement les enclos. De nos jours, c’est la DRM (Direction des ressources maritimes) qui détermine les quotas : la quantité de poissons annuelle, la surface de chaque enclos, les lieux d’exploitation. Chaque parc coûte annuellement 5 000 Fcfp, un chiffre qui risque d’être revu prochainement à la hausse.


Il y a entre 40 et 50 parcs exploités à Arutua, note le pêcheur. Certains enclos sur le secteur ne sont utilisés qu’en haute saison.

Nous filons sur l’eau turquoise et cristalline, striée d’écume blanche, écrasée par le ventre métallique du bateau. Les perliculteurs vont remettre les nacres greffées à l’eau. Car la famille Parker gère à la fois des huîtres perlières et des poissons. Avant, elle détenait six parcs, aujourd’hui les deux frères en exploitent trois. À notre passage, Tauaea s’arrête vérifier les enclos maritimes. Deux parcs sont postés à l’entrée de la passe de Manina, là où se rencontrent lagon et océan, à 1 m 50 de profondeur. Un des enclos est placé dans le courant, l’autre à contre-courant, pour bénéficier à la fois du flux et du reflux des marées. Un dernier se situe plus à l’intérieur du lagon, à 4 m de profondeur, c’est celui qui ramène le plus de poissons. Tauaea explique : dans ces parcs, c’est toute la chaîne alimentaire qui rentre ! Du petit poisson aux requins imposants tel le requin-marteau. Ce soir, plusieurs requins pointes noires passent et repassent frénétiquement dans l’enclos.


Les trois parcs réunis ramènent 150 à 200 kg hebdomadaires de poissons en basse saison. En revanche, à la saison haute, qui s’étale de septembre à décembre, les chiffres sont éloquents : 4 à 6 tonnes de poissons par semaine ! Tauaea rajoute qu’à cette période, toutes les races de poissons entrent dans les enclos. Quand un parc est plein, il confie les prises à son oncle au village, de l’autre côté de la passe, qui se charge du transport par bateau jusqu’à Tahiti. Le mārava (poisson-lapin argenté) vaut 500 Fcfp le kilo, le perroquet, la carangue et le nanue (saupe) sont vendus 300 Fcfp le kilo, ainsi que les autres espèces usuelles de poissons. On relâche ceux dont la chair ne convient pas, ou qui sont de trop petite taille, expose le jeune homme.


L’entonnoir guide les poissons piégés jusqu’à un espace de chambres successives d’où ils ne peuvent plus ressortir


Il faudrait transformer le poisson, en filet, ou fumé, pour augmenter sa valeur, songe Tauaea. Le jeune homme a déjà testé le fumage du poisson, avec du bois de kahaia. Après 6 à 7 heures d’exposition au-dessus des braises et de feuilles parfumées, le résultat est un délice ! Mais Tauaea n’a pas l’occasion d’y consacrer plus de temps pour développer un marché, il est aussi perliculteur et greffeur, et il reste des milliers de nacres à greffer à la ferme.


Tauaea et son frère Manaarii contrôlent les parcs à poissons tous les deux jours, c’est un minimum. Un grillage sous-marin peut être percé, un ou plusieurs requins ont pu entrer, il peut y avoir de la casse en cas de houle, ou le parc peut aussi déborder de poissons. Il faut réguler l’espace, pour qu’ils aient toujours assez de nourriture. Mieux vaut donc habiter proche de son parc à poissons, ce qui garantit également une bonne prévention contre les vols.


Quand je suis né, les parcs à poissons étaient en matières naturelles. Vers mes 10 ans, ça a changé, les grillages en plastique sont apparus.

Tauaea est conscient que leur utilisation impose une surveillance plus aiguë. Car, si le parc casse, ce sont des pans entiers de déchets non recyclables qui partent dans le lagon. Je veux que mes enfants aient un beau lagon, sain, toujours riche en poissons, affirme le pêcheur. Quand les treillis en plastique ne peuvent plus servir, ils sont brûlés sur l’atoll ; en effet, leur transport jusqu’à Tahiti coûte trop cher. Une décision prise lors d’une réunion entre les perliculteurs et les propriétaires de parcs d’Arutua. Car la perliculture utilise ces mêmes grillages pour protéger les nacres des prédateurs du lagon.


Avec ce système de parc à poissons, il n’est plus vraiment nécessaire de pêcher, note le jeune homme avec une pointe de nostalgie dans la voix. Quand on pêche à la canne ou au fusil, ce sont d’autres sensations. Tauaea avoue : j’aime ce que je fais. J’ai grandi dedans, dans la perle comme dans la pêche. J’aime la mer. La barque file sur l’eau lissée par les courants. Le ciel et ses nuages cotonneux se reflètent sur l’eau, sur une mer qui nourrit tout un peuple depuis des générations.




Vous souhaitez en savoir plus ?

Dossier à retrouver dans votre magazine Tama'a# 28 - juin 2023

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