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Reti, chef de Hitia’a et l’arrivée de Bougainville

Episode 2. Les contacts sont établis

Sources : Bougainville, Ann Salmond, Nathan Wachtel

texte & recherche iconographique : Patrick Seurot


Dans le numéro du mois de juin dernier, nous évoquions l’arrivée des deux bateaux au pavillon du Royaume de France, l’Etoile et la Boudeuse, sur la côte est de Tahiti, principauté de Hitia’a, il y a tout juste 250 ans. Nous avons pris la liberté d’écrire, à la façon de Nathan Wachtel, le récit selon la vision des Polynésiens.

Trois jours se sont écoulés depuis l’arrivée des Français, et nous retrouvons le récit de Reti à l’aube du 3e jour.



Suite de l’épisode #1

Peut-être leur navire tient-il la mer aussi bien que nos pahī (1), mais son tirant d’eau important en fait une embarcation fragile, en cas de mouillage difficile ou de mer agitée. Au lieu de tirer la longue pirogue sur la plage, à l’abri, grâce aux longues cordes de coco que nous tissons, ils jettent dans l’eau une sorte d’hameçon lourd, du même matériau que leurs clous (2), semble-t-il.


Nos pirogues les encerclent tandis qu’ils passent par l’ouverture du récif. Nous sonnons du pū (3) pour qu’ils s’éloignent et les laissent manœuvrer, mais la curiosité, pourtant mêlée de crainte, est trop forte. Tous nos frères, venus de toute la côte, sont enthousiastes, apportant fruits, légumes, artisanat, criant leur amitié pour ces hommes d’ailleurs : « Taio, taio (4)», ce à quoi les étrangers répondent favorablement, de ce que je peux voir depuis la côte. Des jeunes filles sur les pirogues sont présentées et dévêtues par leur famille, qui les offrent aux marins par des gestes explicites.


Nous avons depuis toujours cherché la faveur des dieux d’une part, le renouvellement du sang de nos fils et de nos filles d’autre part.

Mais surtout, nous savons que Purea, la grande reine des Teva, a séduit le ari’i peretāne (5) Wallis, arrivé il y a presque un an sur une grande embarcation que l’on a pensé alors appartenir à ’Oro (6). Elle a tissé l’extrémité supérieure du fanion rouge provenant de son bateau sur la ceinture rouge de pouvoir, le mano ’ura (7) apporté de Taputapuatea de Rai’atea, associant clairement le mana (8) de ’Oro à celui des étrangers. Son fils Teri’irere, issu de sa liaison avec Amo, doit être investi sur le nouveau marae de Papara, Mahaiatea (9). Il aura alors des pouvoirs sacrés nouveaux et puissants. Or, Amo et Purea ne sont pas nos alliés. En raison de cela, nous devons avoir, nous aussi, un mana renforcé par celui de nos nouveaux alliés. Nos filles et nos femmes le savent. Sur ces bateaux étranges, ces hommes robustes sont-ils des envoyés des dieux, ou bien les hommes des prophéties de Maui, Vaita ou de Pau’e ? (10)… Ils sont en tout cas de potentiels alliés puissants. Alors nous devons les accueillir comme des dieux, ou leurs envoyés, dans Te Ao nei (11), et si ce sont des hommes, s’en faire des alliés et leur offrir le tapa (12), cadeau rituel de bienvenue et de paix. Nous devons absolument récupérer ora et mana. C’est pour cela que j’ai fait monter sur le bateau principal l’une de nos plus belles vahine ’arioi (13), qui se dévêtit de son tapa avec grâce pour révéler la blancheur de sa peau. En effet, nous autres nobles nous protégeons du soleil, en évitant l’exposition et en nous enduisant de mono’i (14) : une peau claire, dans nos îles, est la marque d’un statut social élevé et d’une grande beauté.


Cependant, nous imaginons nos dieux plus beaux et plus nobles que les plus nobles et les plus beaux de nos ari’i rahi (15). Si les chefs du bateau peuvent s’en approcher, notamment le chef du bateau(16) qu’ils appellent Feti’a (17), expliquer que nombre de jeunes hommes blancs soient si sales, couverts d’ulcères, aient les gencives enflées et l’haleine fétide (18) ?


Le cuisinier du grand navire a rejoint une des pirogues, attiré par une jeune vahine. Mes guerriers l’entourent bientôt. Nous devons savoir comment il est fait, et la nature de ses vêtements. Il a peur. Il faut dire que nous ne le ménageons pas, examinant sa tête, ses membres, ses habits. Il est fait comme nous autres, quoi que bien pâle et bien rouge à la fois. Mais il peut, semble-t-il, procréer avec nos vahine et apporter un sang neuf à nos descendants. Nous l’invitons à faire l’amour à la jeune fille qu’il avait suivie. Il n’y arrive pas… Sans doute trop secoué, trop impressionné ? Drôle de dieux que ces hommes-là.


Je fais signe à mes hommes. Ils le rhabillent avec empressement. Les consignes sont strictes : on ne doit rien prendre aux étrangers. Tous les objets qu’il avait en poche lui sont remis et l’homme est ramené à bord de sa pirogue sans balancier.

Le chef du navire, avec ses guerriers, nous ont rejoint à terre (19). Tous les clans de la côte est, ceux de Turei (20), des montagnes de Papeno’o, Mahaena, nos guerriers et villageois de Hitia’a bien sûr, sont venus les accueillir. Ahutoru, vêtu avec ses nouveaux habits venus du bateau, ouvre la voie des hommes blancs.

Les plus hardis de nos frères allèrent toucher ces hommes venus d’ailleurs, écartant leurs vêtements pour examiner leurs corps. J’avais heureusement interdit le port de toute arme, même du simple bâton, qui aurait pu être considéré comme une menace.



J’invitai donc ces nobles personnes, sans doute des ari’i, en tout cas des chefs de guerre, dans le fare (21) principal. Une haie de tous les habitants, accompagnant notre progression de cris amicaux, nous encadrait. Je conduisis nos hôtes à l’intérieur du fare Pereue, le fare ’arioi de Hitia’a où mon père, dont les cheveux blancs, longs et épais, qui encadraient son visage sans ride, allongé par une barbe blanche, était assis. N’ayant plus de fonctions officielles, il se retira, mais tous ici présents ressentirent sa méfiance et son trouble.

Il avait tant voyagé, tant parcouru les îles basses, entendu tant de récits sur ces navires sans balancier, que ces étrangers ne l’impressionnaient pas.

Cependant, il se souciait des jours à venir. Tant de jours heureux qui pouvaient s’assombrir avec l’arrivée de cette nouvelle race d’hommes.


Dans le fare de six mètres de large pour vingt-quatre mètres de long, nous avions fait retirer tous les meubles, sinon un to’o (22), cylindre tressé en pandanus, d’un mètre de haut environ, suspendu aux troncs de la charpente, couvert de plumes noires et qui représente un de nos dieux ancestraux. Contre des piliers porteurs, deux ti’i (23), un femelle et un mâle, gardiens de la maison et de notre fertilité, sculptés en bois de aito (24), noirci à la cendre, taillés à la nacre, et que nous avions fixés sur des piédestaux.


J’invitai mes hôtes à prendre place sur l’herbe tendre, devant la maison. Je fis apporter fruits, poissons grillés et eau fraîche. A la fin du repas qu’ils parurent apprécier, j’offris à leurs deux grands chefs un taumi (25). Ils parurent enchantés. L’un de leurs chefs le passa autour de son cou. D’un coup, un des invités tira sur un oiseau dans un arbre. Ce bruit nous terrifia. Ne sommes-nous pas taio ?


Puis l’un de leurs officiers (26) s’émut. Il avait perdu quelque chose. Ils nous firent comprendre que c’était important. Ah, j’avais pourtant prévenu des sanctions que courait tout imprudent qui se serait permis de voler ce qui appartenait aux étrangers. Je fouillai immédiatement les plus proches de mes frères. Ceux qui ne répondaient pas franchement à mes questions, je les battis.


De leur côté, les étrangers me firent parfaitement comprendre que l’auteur du vol serait puni de mort, directement par eux. Comment, sur ma terre, pourraient-ils avoir pouvoir de vie et de mort ? Nous n’avons pas les mots, ni le temps, d’entrer dans une querelle sémantique sur les défauts d’ingérence. Mais ils repartirent à leur bord, fort contrits.

Sur le chemin, deux musiciens ’arioi, alors allongé sous un arbre, les prièrent de se joindre à eux. L’un des deux se mit à chanter, accompagné par la flûte nasale. Cela sembla les apaiser. Leur chef nous invita à venir dîner à bord de leur bateau.


Là, on nous fit entendre le son d’instruments inconnus (27), mais charmants à nos oreilles. Cependant, les étrangers envoyèrent en fin de soirée, dans le ciel, des boules de feu (28) qui nous causèrent un grand effroi. Quel pouvoir énorme, réservé aux dieux les soirs d’orage, permet ainsi de jouer avec le feu ?


Le matin du quatrième jour (29), je décidai d’aller à bord. On m’avait rapporté l’objet volé, ce qu’ils appellent pistolet. J’apportai aussi un cochon et des poules, de façon à ce qu’ils oublient leur volonté de faire eux-mêmes justice. Notre conversation tourna, si je compris bien, autour de son souhait de passer la journée à terre avec ses hommes. J’accordai bien sûr cette faveur.

Quelques heures plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de voir les étrangers, dont une bonne partie de l’équipage du navire, surtout les malades et des soldats, à terre, en train de dresser un camp sur les rives de la rivière Mahateaho.

De quel droit contourner la faveur que je leur avais faite ? Mon père et plusieurs anciens montraient ouvertement leur mécontentement. Leur chef vit cela. Il me fallait cependant le soutien de l’ensemble des ari’i avant d’intervenir.

Je me présentai devant leur chef avec l’assemblée des ari’i et leur fis comprendre mon mécontentement. Qu’il leur fallait aller dormir sur leur navire, même si nous pouvions tolérer leur séjour en journée. Poutaveri (30), c’est son nom, expliqua de son côté qu’il souhaitait rester à terre pour faire de l’eau, du bois et tenter d’accentuer les échanges entre nos deux peuples.


Je me retirai avec les autres chefs afin de tenir conseil. L’essentiel pour nous était de savoir s’ils allaient rester pour toujours, sans quoi l’occupation de notre terre ne saurait être permise, ou si leur séjour était provisoire.

A cette question, ils répondent avec 18 petites pierres, posées sur le sol. Un des ari’i de Papeno’o, dont nous respectons toujours l’avis et les conseils, souhaite lui que les étrangers ne restent que 9 jours. Nous nous mettons d’accord sur 15.

Dès lors que j’avais leur promesse, je me devais de les accueillir du mieux possible, ainsi que l’exige la loi de Tetunae (31) qui régit nos chefferies.

Je leur offris d’occuper un vaste fare va’a, duquel nous retirâmes toutes les pirogues. L’espace fut suffisant pour accueillir tous leurs malades, 34 si j’ai bien compté, ainsi que leurs 30 guerriers, tous armés.

Le soir, nous étions invités à dîner. A la fin du repas, Poutaveri ordonna de tirer 12 boules de feu dans le ciel. La population fut littéralement terrifiée. Moi aussi. Je dormis très mal cette nuit là. A chaque fois que je me réveillais, je demandais à l’un de mes serviteurs d’apporter des cadeaux, je veux m’assurer qu’ils sont bien taio.


A l’aube (32), j’offris une de mes femmes à Poutaveri. En souriant, la confia à l’un de ses officiers (33). Elle n’est pas de première jeunesse, certes, mais quelle offense de la refuser ainsi… Notre relation est des plus tendues !


Notes

1. Les pahī sont les pirogues doubles, de migration ou de combat, des Pa’umotu, d’Ana’a notamment et adoptées par les habitants des îles hautes.

2. Les habitants de la côte est de Tahiti ont connaissance des clous, apportés par les marins du Dolphin du Capitaine Wallis, arrivé en baie de Matavai, en juillet 1767.

3. conque marine Cymatium tritonis. Ce coquillage est toujours utilisé comme trompe aujourd’hui.

4. à traduire par allié ou mai rituel plutôt que par un sentiment d’amitié.

5. chef britannique

6. ’Oro, dieu de la fertilité, de la fécondité, à Rai’atea avers 1200, a supplanté le culte rendu à Ta’aroa au 14e siècle. Vers 1750, son culte s’est répandu à Tahiti. ’Oro, alors était aussi devenu le dieu redouté de la guerre.

7. Le mano ’ura est la ceinture de plumes rouges symbole du pouvoir exécutif fort.

8. Le mana est le pouvoir, la force divine associée à la puissance terrestre

9. ce marae, temple aujourd’hui détruit, était pyramidal, sans doute le seul à avoir été bâti ainsi en Polynésie orientale.

10. Ces prophéties répandues dans les îles hautes, et sans doute nées dans les Tuamotu, prévenaient que des pirogues sans balancier, avec des marins à la peau blanche, envoyés par ’Oro et qui maîtrisaient le feu, viendraient et modifieraient complètement le monde

tel qu’il existait.

11. Le monde des hommes, de la lumière, complément, plus qu’opposé, au Po, le monde où résident les dieux et te vārua, l’âme des hommes décédés.

12. Le tapa est une étoffe végétale obtenue par la technique de l'écorce battue.

13. jeune femme de la confrérie des ’Arioi, comédiens conteurs, dédiés au culte de ’Oro.

14. huile raffinée de coprah, parfumée

15. chef principal

16. Le chevalier Henry de Fulque d’Oraison (1739-1819)

17. L’Etoile, une flûte de 104 hommes d’équipage servant de navire ravitailleur pour la frégate La Boudeuse de 210 hommes.

18. Marins atteints de scorbut, une carence majeure en vitamine C.

19. Il était 14h cet après-midi du contact à Hitia’a

20. Aujourd’hui Tiurei

21. maison, qu’elle soit publique ou domestique

22. le to’o était une représentation d’une divinité : un noyau de bois était entouré

de plusieurs couches de fibres, dont certaines pouvaient représenter yeux, nez, lèvres.

Entre ces fibres, des plumes qui portaient le pouvoir du dieu, étaient insérées.

23. Représentation humaine sculptée qui protégeait les maisons.

24. Bois de fer

25. plastron de chef, collier de palme tressée en forme de croissant, recouvert de plumes noires et de dents de requins

26. Le chevalier Jean-Baptiste de Suzannet

27. Flûte, violoncelle, violon

28. feu d’artifice

29. Le 7 avril 1768

30. Surnom donné à Bougainville par les insulaires.

31. Grand roi de Tahiti, le premier législateur, qui laissa un recueil de 57 ture, préceptes.

32. Le 8 avril 1768

33. Karl Heinrich Otto, prince de Nassau-Siegen (1745-1808)

InstanTANE #2


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