1965-2025 : Il y a 60 ans
- 28 juil.
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La perle de Tahiti présentée au grand public
Durant cinq ans (2019-2024), Poe Rava a raconté, en respectant la chronologie anniversaire, l’histoire fascinante des expérimentations pour la création des perles de culture de Tahiti qui eurent lieu il y a 60 ans (1959-1964). Cinq années éprouvantes ponctuées de quelques échecs, de difficultés administratives grandissantes, de succès aussi, d’amitiés fortes et parfois d’heureuses surprises. En 1965, Jean-Marie Domard suggéra au Gouverneur et aux partenaires tahitiens, français et japonais de présenter le résultat des expérimentations de Hikueru et de Bora Bora au grand public. Une consécration et la fin d’un cycle.
© Texte : Patrick Seurot - Photos : archives. Voir copyrights

Septembre 1971. William Reed¹ raconte, dans ses mémoires, sa rencontre avec les perles de culture de Polynésie : « Je demande à Jean Tapu² s’il est possible de voir les perles cultivées par Domard. Il soupire, décroche son téléphone, m’obtient l’autorisation. Je fonce aux Domaines³. Toute ma vie, je me souviendrai de mon émotion, dans cette pièce des Domaines où un employé sort une petite boîte du coffre. Les perles noires… Avez-vous jamais vu une perle noire ? "Noire" est un terme générique. En fait, les perles proposent un éventail infini de couleurs, depuis l’ébène le plus profond jusqu’au gris le plus pâle, avec des reflets tantôt bronze, tantôt roses, tantôt bleus ou verts. Égale variété de formes et de dimensions : carrément rondes ou ovales, en forme de poire ou de larme, plates ou charnues, toujours douces au toucher et resplendissantes à la lumière. Un émerveillement pour les yeux. Une volupté pour les doigts… Je les regarde longuement, je les fais glisser sur la paume de ma main. Sublime ! »
Perliculteur d’origine australienne,
Pa’umotu, plongeur et champion du monde de plongée en apnée
Ancien organisme territorial
« Les perles de Bora Bora »
Les perles que Bill Reed a pu admirer furent celles des récoltes 1962-63 (Hikueru) et 1963-64-65 (Bora Bora). En effet, c’est dans l’exceptionnel lagon de Hikueru, où toutes les conditions étaient semble-t-il réunies, qu’en 1961 Jean-Marie Domard fit greffer par Churoku Muroi les 827 premières huîtres perlières Pinctada margaritifera variété cumingii, l’huître perlière endémique de la Polynésie orientale, en vue d’obtenir les premières perles sphériques de culture, soixante ans après les succès japonais.
Après des échanges tout au long des années d’expérimentation, et alors que Jean-Marie Domard souhaitait préparer une dernière phase expérimentale ambitieuse (lire encadré), le 1er mai 1964 il écrivit à Tokuichi Kuribayashi, président de la Nippon Pearl Company pour l’avertir qu’il « reste dans le lagon de Bora, au 16 mars 1964, 1301 huîtres greffées de perles rondes en culture ». Dans ce courrier, il prévenait ce partenaire essentiel qu’elles allaient être récoltées à son retour de France, au début de 1965.
Et c’est avec un plaisir non dissimulé qu’il lui réécrit le 22 février 1965 pour lui confier ses impressions : « J’ai récolté il y a quelques jours les perles de Bora Bora. J’en ai trouvé 450. 100 d’entre elles sont très belles, rondes, et de 11 mm de diamètre. 50 font 12, 5 font 13, 1 fait 14. Mais le plus important réside dans la couleur de ces perles. Je ne peux pas toutes les décrire avec précision, mais tous ici les ont trouvées très belles, et plus remarquables encore que celles d’Hikueru. Je pense que c’est le travail de M. Muroi qui a donné ces excellents résultats. Je vais maintenant demander au Gouverneur de mettre en place une exposition de toutes les perles, d’Hikueru et de Bora Bora. A la fin février, elles seront présentées à la presse et aux autorités locales. »
En effet, le 25 février 1965, la Dépêche de Tahiti relatait la première présentation des premières a récoltées à la Chambre de commerce de Papeete, devant la foule des grands jours. (1065 perles que le journal avait nommées « perles de Bora Bora »).
Quels prix pour de telles perles
Dès avril 1964 (lire PoeRava 2024), il les lui fait parvenir, au Japon : un paquet de 2 kg environ, qui contient 513 perles dont 461 proviennent de Bora Bora et 52 de Hikueru, un l’autre d’un poids de 1 kg environ, renferme 182 perles récoltées à Hikueru.
Kuribayashi est informé qu’il a trois mois pour les présenter aux experts et donner son avis sur la qualité des perles. Ce dernier l’affirme dans un courrier du 1er juin 1965 : « J’ai pu observer une belle amélioration dans la récolte de Bora Bora, dans le sens que je trouve les tailles généralement plus grandes et les couleurs plus belles ».
Les demi-perles récoltées furent envoyées aux experts japonais qui leur attribuèrent la même valeur que les demi-perles produites en Australie, soit de 5 à 7 dollars US l’unité.

Le 29 juin 1965, Kuribayashi informe Jean-Marie Domard que les experts nippons sont partagés, sur l’avenir commercial des perles de Tahiti. Il pense que si une activité industrielle de greffe devait avoir lieu, 10 000 greffes par an seraient un maximum, et surtout : que seules les perles de qualité seraient commercialisables, 4 à 500 par an peut-être ; que Mikimoto devrait être chargé de leur commercialisation ; enfin que pour leur donner valeur et prestige, les perles de Tahiti devraient être vendues avec un certificat signé par les autorités appropriées du territoire, une démarche essentielle selon lui car, au Japon et ailleurs en Asie, « des gens teintent artificiellement des perles jaunes en perles noires avec beaucoup de succès ».
Je trouve les tailles généralement plus grandes et les couleurs plus belles
Constitution d’une société perlière
En juin 1965, Jean-Marie Domard récolte 110 perles avec petit nucleus, greffées en juillet 1962, puis 232 perles de la dernière série de greffe (petit nucleus, janvier 1963). Kuribayashi n’estime pas nécessaire qu’il les lui envoie pour examen. Les années 1965 et 1966 vont être marquées par les estimations de ces perles sur différents marchés, et par la constitution de la société perlière, et l’élaboration de ses statuts. Les difficultés sont telles qu’il est envisagé un temps de se priver des Japonais. Jean-Marie Domard espère néanmoins la venue d’un greffeur dans le courant de 1966, entre avril et juillet. Les échanges avec Kuribayashi restent cordiaux, et portent toujours sur la possible commercialisation des perles de Tahiti et leur valeur sur le marché. Pour cela, Domard en est persuadé, il faut une certaine quantité de perles, et donc une nouvelle greffe. Des perles dont on commence à parler partout dans le monde : le 29 décembre 1965, Jean Domard répond notamment à un acheteur intéressé, Jorhen Erikson (de Sollentuna en Suède), lui disant que « la production perlière en Polynésie française se trouve encore au stade expérimental et que les perles obtenues au cours des essais ne sont pas en vente ».
Kuribayashi insiste toujours, en 1966 sur le fait que la mise sur le marché n’est pas aisée et que, pour un bon prix, il faudra vendre exclusivement les perles d’une qualité irréprochable. En juillet 1966, il est envisagé de mettre en vente les perles expérimentales. Le lot de perles continue d’être présenté à différents acheteurs : en novembre 1966, chez Perrier, diamantaire à Paris.
Le mercredi 10 août 1966, le projet de statut de la société perlière est approuvé en Conseil de gouvernement. C’est au tour de l’Assemblée territoriale de l’approuver. En décembre 1966, Jean-Marie Domard propose une estimation financière (business plan) sur 7 ans pour la constitution de la société d’étude et de production de perles. Les principales difficultés ayant été levées, la signature avec la société de Kuribayashi semble imminente, préalable à l’envoi d’un nouveau greffeur, monsieur Iwaki, prévu pour le début d’année 1967. Domard de son côté repère le nouveau site de greffe : Rangiroa, qui présente de nombreux avantages : aéroport, hôpital, 1 vol par semaine pour Papeete chaque jeudi, de nombreux travailleurs dans les 2 villages, et l’acheminement des huîtres des gisements de Takaroa, Manihi, Ahe et Aratika, à 20 heures de bateau.

La fin de l’aventure
Mais Iwaki tombe malade, et le 12 mai 1967, Kuribayashi écrit qu’il n’est pas totalement remis. Il pense qu’il enverra M. Muroi à nouveau, et confirmera la date. Le 26 juin 1967, Domard écrit à Kuribayashi pour lui dire que la société perlière de Tahiti et des îles (SO.PER.T.I.) a été constituée, approuvée par le parlement local le 25 juin 1967 et qu’elle sera activée vers octobre. Pour lui, le tour de table final sera défini à ce moment-là. Le 19 juillet 1967, Jean-Marie Domard demande au représentant de Kuribayashi en Australie un devis concernant l’achat de paniers pour l’élevage des futures huîtres greffées et d’un rayon X pour l’examen des perles sans nucleus à l’intérieur.
Le même mois, un conflit aurait éclaté entre les membres du Gouvernement et Jean-Marie Domard, au sujet de la gestion d’une question de pêche hauturière, de sa responsabilité en tant que responsable du service, mais une question totalement étrangère à la perle de Tahiti. Domard voulait semble-t-il préserver les intérêts des pêcheurs tahitiens, tandis que le Gouverneur souhaitait en confier la gestion à des sociétés privées. Toujours est-il qu’il est froidement remercié, le 7 août, avec obligation de quitter le Territoire le 19 août 1967.

Il n’y aura pas d’autres greffes expérimentales. Entre 1968 et 1970, le marché de la nacre, que Jean-Marie Domard avait maintenu par une intelligente gestion de l’exploitation des gisements, s’effondre. Celui de la perle de Tahiti naîtra l’année suivante, en 1968, avec les pionniers de la perle de Tahiti.
Le 28 septembre 1994, année de la mort de Jean-Marie Domard, le Conseil des ministres manifesta le vif désir auprès de madame Edith Domard de pouvoir baptiser, « du nom de Jean Domard récemment décédé », le Centre des Métiers de la Nacre et de la Perliculture de Rangiroa, créé en 1986. Ce qui fut fait.
Comme l’écrivait le journaliste de la Dépêche, en conclusion de son article du 25 février 1965, « On se souviendra longtemps que c’est à Jean-Marie Domard que l’on doit la perle de Tahiti ».

La dernière expérience « grandeur nature »

En 1965, Jean-Marie Domard souhaite parfaire les expériences de Hikueru et Bora Bora, en réalisant une dernière greffe, de 10 000 individus cette fois. Les dirigeants de la société Pearls Pty pensent envoyer alors trois techniciens japonais : deux spécialistes de la greffe perlière pour un mois, et un chef d’équipe chargé des soins post-opératoires, qui demeurerait sur place le temps nécessaire à la formation d’un technicien local. Pour cela, monsieur Kuribayashi devait donner son accord. De son côté, le Service de l’élevage et de la Pêche devait assurer que l’intendance serait prête, et que l’opération serait prise en charge par une Société d’étude dont le partage des parts restait à définir.
Le 12 février 1964, Churoku Muroi présenta ses conclusions : les conditions d’une bonne greffe à Bora Bora pour 10 000 perles rondes et 5000 mabe (prononcer mabé), est la mise à disposition de 20 000 huîtres perlières de bonne qualité d’un atoll des Tuamotu. Jean-Marie Domard écrit en avril 1964 à Kuribayashi et Ansault, représentation de la banque d’Indochine au Japon, pour les prévenir qu’il sera prêt entre juin et septembre 1965.
Sont-ce les intérêts financiers et la difficulté à trouver un accord pour le partage des parts entre le Territoire, la Banque d’Indochine, les sociétés japonaises concernées, retardent cette dernière expérience. Toujours est-il que Domard apprendra en juin 1965, de façon très courtoise mais sans perspective, qu’il est impossible pour les sociétés japonaises d’envoyer un ou plusieurs greffeurs à Bora.
Que sont devenues les perles de Jean-Marie Domard ?
2 perles d’Hikueru ont été demandées par le Gouverneur en 1964, en guise de souvenir de la première récolte de perles (courrier du 22 mars 1964)
Sur les 46 premières récoltées, 24 ont donc été volées. En partant de Tahiti, Jean-Marie Domard laissa un inventaire complet des perles, en date du 10 février 1967, qu’il laissa au Service de la pêche :1028 perles, pesant ensemble 1438,45 grammes.

En 1971, William « Bill » Reed les admira, dans une « petite boîte » conservée alors aux Domaines. En 1975, Jean-Claude Brouillet émet le désir de les acquérir. Jean Tapu aurait favorisé la transaction. Brouillet aurait alors dit : « Elles ont autant de valeur que les Emprunts russes de l’Ancien régime ». Il écrivit dans son livre L’Île aux perles noires : « En les admirant, mon embryon de projet se métamorphosa en certitude ».
Brouillet a-t-il acheté aux Pays les perles de Jean Domard, comme la rumeur le laisse entendre ? S’en est-il servi entre 1975 et 1980 lors d’un tour du monde pour les présenter aux plus grands bijoutiers. Sont-elles encore aujourd’hui en possession de ses héritiers ?

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