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Dystopie made in Tahiti


Texte :Virginie Gillet


La journée, Olivier Marrec, né à Tahiti il y a 29 ans, est directeur d’une société qui a porté l’an passé un très sérieux projet de télémédecine, dédié à coordonner et organiser des programmes de santé. Un travail qui le satisfait d’ailleurs plutôt. Mais le soir, à ses «heures perdues», celui qui a justement presque consacré 6 mois de sa vie à la lecture des 7 tomes et 4 215 pages d’À la recherche du temps perdu, l’œuvre indépassable de Marcel Proust, devient Mourareau, un écrivain plein de promesses, auteur d’un premier roman remarqué, la dystopie* drolatique Méridien Zéro éditée par Au vent des îles. Rencontre avec un jeune homme paradoxal.



De lui, sa maison d’édition, qui croit beaucoup en lui, dit qu’il est un jeune auteur « au style dystopique tout à fait génial et atypique », « un auteur à la verve bouillonnante, jamais sérieux mais toujours lucide, au regard sans concession » qui a produit « une satire aussi politiquement incorrecte qu’inquiétante et jubilatoire [...] un ovni littéraire drôle, cynique et effrayant ». De quoi particulièrement piquer notre curiosité, qui n’a pas été émoustillée en vain. Mais derrière l’auteur, nous avons surtout rencontré une fêlure, de celles qui font qu’on se presse de rire de tout avant d’en pleurer ; une fêlure qui nous a touchés, au fond de notre humanité, là où nous nous rejoignons tous. Et qui nous a surtout donné très envie d’en savoir et d’en lire plus !


La biographie qui t’est consacrée sur le rabat de la couverture de ton roman évoque ta naissance « d’un père breton alcoolique auto terminé et d’une mère chinoise bourgeoise assumée », bébé contemporain « de la chute de l’URSS », « télé-témoin de la France de 1998, du 11 septembre et de Lehman Brothers », ayant « grandi sur une île paumée ». Une île où tu es pourtant revenu après tes études en Métropole. Qu’est-ce qui a été finalement le plus déterminant pour la personne que tu es devenue aujourd’hui de tout ce contexte d’événements ? Mourareau : Globalement, je pense que j’ai été davantage bouleversé par des chagrins d’amour que par tout ça ! Des amours platoniques évidemment. Parce qu’entre l’idée que l’on se fait en général des personnes et la réalité, on est souvent beaucoup déçu. Après, cette biographie est un peu là pour brouiller des pistes tout en donnant des indices. Nous sommes beaucoup plus que les événements qui ont jalonné nos vies, plutôt la somme d’une expérience accumulée qui nous détermine à travers le corps, cette membrane qui capte des informations. Mais là on rentre dans quelque chose de beaucoup plus psychanalytique. Il faudrait demander à un psychiatre. En tout as, je peux dire que le suicide de mon père a été la meilleure chose qui me soit arrivée.

J’ai commencé à prendre des notes, puis à les mettre en forme avant de commencer à me dire qu’il y avait peut-être une histoire derrière.

Quelles sont globalement tes intentions et tes motivations les plus pressantes dans l’existence ?

J’aime avoir de la marge de manoeuvre, une certaine liberté dans ce que je fais. J’aime avoir le droit d’avoir mon mot à dire, d’avoir de l’imagination. Sinon, comme pour tout le monde, la motivation est d’abord bien souvent financière dans cette société qui vit à crédit, des petits porteurs aux banques centrales. Toute la chaîne repose sur le crédit.

La même biographie précise aussi que tu as « étudié sans conviction ni docilité dans une grande école quelconque » (en l’occurrence Sciences Po Aix) puis que tu es devenu « fonctionnaire éphémère » avant de démissionner « pour répondre à l’appel de la Start-up Nation » et de revenir, en juillet 2017, à Tahiti. Que vient faire l’écriture dans tout ça ?

C’est vraiment après avoir triplé mon master que l’écriture a pris place dans ma vie. J’étais en Russie, dans le cadre d’un échange, quand ils m’ont annoncé en mars que mon année ne valait rien. J’ai fait une dépression et j’ai eu besoin de boire et d’écrire pour évacuer tout ça. J’ai commencé à prendre des notes, puis à les mettre en forme avant de commencer à me dire qu’il y avait peut-être une histoire derrière. Ce n’est vraiment pas un plaisir. C’est beaucoup de solitude et je préfèrerais faire autre chose. Mais comme personne ne m’a jamais arrêté, j’ai continué. Il y a quand même le plaisir des jeux de mots, de trouver de jolies formules… On arrive à se surprendre.


Dans quelles conditions, quel état d’esprit écris-tu ? Qu’est-ce qui t’inspire ?

Je n’ai pas beaucoup de discipline. Néanmoins ça m’a demandé beaucoup d’énergie. En général, j’écris le soir. Il faut être tout seul et n’avoir que ça à faire. Mais ça m’aura quand même pris 28 ans ! En réalité, écrire c’est facile. Le plus dur, ensuite, c’est de rendre l’oeuvre commercialisable. Parce qu’alors on rentre sur le marché de l’édition. C’est la partie la plus intense. Il faut mettre de l’eau dans son vin, revoir les angles… la marge de manoeuvre se réduit pour mettre ça sous un format publiable. Il y a des auteurs très minutieux, qui font un gros travail de recherche. Moi je ne suis pas rigoureux du tout. Ma démarche est bien plus organique. Pour le reste, je dirais que c’est une auto fiction, quelque chose que j’ai inventé. Ça rassemble des choses que j’entends et d’autres que j’invente. J’ai vécu avec tous les personnages, mais il y a aussi quelque chose de moi dans chacun d’eux.


Tu es toi-même un grand lecteur ?

Bien évidemment, je suis un grand lecteur. Reste que parler des écrivains que j’aime c’est un peu surfait car au final on a tous les mêmes références. Mais j’ai quand même pris le temps de lire Proust, toute La recherche, 200 personnages, des milliers de pages, une oeuvre, la plus grande oeuvre écrite du XXe siècle, dont on découvre tout à la fin qu’elle s’enveloppe littéralement sur elle-même. Tout le monde bien sûr n’a pas 6 mois pour lire Proust… En fait, je lis de tout franchement, mais pas trop les contemporains.

À quoi es-tu sensible dans la littérature et comment appréhendes-tu l’écriture ?

Si tu as lu mon livre, tu as la réponse ! Bien sûr que j’aime la musicalité, les jeux de mots, les doubles sens, les subtilités dans une phrase introduite comme banale. Ce sont dans ces nuances que se révèle la qualité d’une oeuvre. Ce que j’aime chez les auteurs c’est de pouvoir les relire sans jamais avoir la certitude de savoir ce qu’ils ont voulu dire. J’en ai peut-être trop fait moi-même en ce sens. Ce ne serait pas étonnant ; c’est souvent le procès des premiers romans.


Comment présenterais-tu toi-même ton oeuvre ?

C’est juste un roman. Je prends le lecteur par la main dès le début et je le fais rentrer dans une image imaginaire. Il y a des inspirations dystopiques, mais ce n’est pas seulement de la dystopie. Le ton est moqueur. C’est sombre et drôle à la fois. J’ai toujours fait beaucoup d’humour noir : c’est un bon terrain de jeux pour essayer des choses. Parfois c’est du théâtre, parfois c’est de la prose…


Quelle histoire avais-tu envie de raconter ?

Je voulais raconter cet exil bête, l’histoire de ce couple qui habite en ville et adhère au préjugé voulant que les voyages permettent de se dévoiler, de trouver son vrai moi. C’est un peu la même bêtise que celle que l’on retrouve dans Into The Wild, un film devenu bien chiant et dramatique, mais qui aurait pu être traité plus subtilement et surtout de manière beaucoup plus drôle en faisant le récit de cette bêtise, cette démarche d’aller se chercher dans un périple pour lequel on n’est pas préparé et pour lequel on n’a pris aucune précaution. Eux vont vivre cela en quittant leur monde pour la Polynésie. Ensuite, j’ai eu aussi envie de raconter en creux la Polynésie qu’on ne connaît pas, mais que moi je connais bien, celle des Gambier (Mourareau y a passé 4 ans et demi au début de sa préadolescence, NDLR). Je voulais en proposer une vision, un portait différents. Depuis presque toujours l’imaginaire de Tahiti est raconté par la Métropole, par des Métropolitains. Aujourd’hui, les auteurs locaux sont souvent obsédés par la réponse qu’ils doivent faire à cet imaginaire européen, métropolitain, et ça se fige autour de « nous, les Ma’ohi, l’indépendance », etc. Sur le plan littéraire, je trouve que ce n’est pas très intéressant. Et puis d’un certain point de vue, toute la planète a subi les affres de la colonisation, des Inuits aux Papous. La littérature, ça ne peut pas être que ça.”

En réalité, écrire c’est facile. Le plus dur, ensuite, c’est de rendre l’oeuvre commercialisable.

Ton éditeur présente Méridien zéro comme un « ovni littéraire drôle, cynique et effrayant ». Es-tu d’accord avec cette description ?

Ovni, pourquoi pas. Après tout quand on s’embarque dans le process, ce n’est pas pour faire la même chose que ce qu’on a déjà lu ou écrit. Je suis fréquemment déçu par les thématiques de mes contemporains, toutes ces oeuvres très mélodramatiques, pleines de catastrophisme humaniste, de technophobie. Ma première version date de 2017, avant les Gilets Jaunes. Toute proportion gardée dans la comparaison, un peu comme Houellebecq avec Soumission et les attentats. Je le réécrirais aujourd’hui très différemment, en allant beaucoup plus loin. Alors certes c’est déjà un peu effrayant et cynique, mais drôle au moins. Pas comme le 20 heures, qui n’est même pas drôle. Il fallait que ce soit très drôle en fait… et aussi intéressant sur le plan touristique.


Tes personnages principaux portent simplement les noms de Bleu et de Rose. Pourquoi ces noms qui sont d’abord des couleurs, en outre particulièrement genrés ?

C’est vrai, c’est un peu à contre-courant car complètement genré. Le but était pourtant d’abord de ne pas me casser la tête à inventer des noms de personnages. Et ensuite, je trouve que ça apporte une forme de poésie.


Qu’est-ce que représentait pour toi le fait d’être simplement édité ?

Un début de reconnaissance. Quand j’écris, je ne pense pas à un lecteur ; c’est moi qui rigole en premier et qui suis content de mes formulations. J’écris toujours le soir parce que j’en ai besoin pour dormir. C’est un moment où on écrit pour soi, pas pour un éditeur. Le plus dur en fait c’est de commencer à faire lire les premiers jets à un cercle restreint d’amis et de famille. J’avais vraiment l’impression d’avoir saisi quelque chose de différent, je n’avais pas vraiment de doutes par rapport à ça. Et ils m’ont conforté dans cette idée. Alors il y a eu des refus d’éditeurs, mais je n’en ai pas été étonné, je connaissais les défauts des premières versions. Je savais que la suite serait, comme pour tout dans la vie, une question de temps et de travail.


Le plus dur en fait c’est de commencer à faire lire les premiers jets à un cercle restreint d’amis et de famille.

Et maintenant que le livre est sorti, comment te sens-tu ?

Comme tout le monde : je passe par tous les états dans la même journée. Je sais qu’il y a plein de gens intéressants, brillants, de grands talents qui n’ont jamais été révélés. C’est un peu la malédiction des Champs de Maldoror, de Lautréamont. Je reste très prudent par rapport à ça. De toute façon, j’ai aussi un job intéressant.

Que pourrait-on lui souhaiter ensuite, à ce premier roman ?

Si je faisais des plans sur la comète, un prix littéraire, le Flore, qui correspondrait bien au ton de l’oeuvre. Et puis des ventes bien sûr. Mais tout ça dépend beaucoup de la chance, pas seulement du talent. En tout cas, je n’aurais pas du tout envie de devenir comme tous ces écrivains qui sortent un livre par an pendant 30 ans. En revanche, je me verrais bien sortir un livre tous les 4 ou 5 ans, mais un bon !


Après 2020 l’année Covid… plus que 3 ans à attendre !


*Selon le Larousse, la dystopie « est une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné ». Egalement définie comme contre-utopie (bien que la frontière entre dystopie et utopie soit parfois mince), elle est un genre fictionnel dépeignant une société imaginaire, dont l'organisation fait qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur (même si elle prône l'inverse).


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Dossier à retrouver dans votre magazine Instantane #11



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