Une étude réalisée auprès des ménages polynésiens durant le second confinement par les statisticiens de l’IEOM, de l’AFD et de l’ISPF, rassemblés au sein des Comptes économiques rapides pour l'Outre-mer (Cerom), témoignait en octobre dernier d’un grand pessimisme de leur part quant à l’avenir, adossé à la perspective d’une dégradation du marché de l’emploi ainsi qu’à celle d’un délabrement de la situation économique globale. Au vu de chiffres encore parcellaires et manquant en partie de recul (la publication du bilan de l’emploi concernant l’année 2021 n’interviendra pas avant le second semestre 2022), l’impact sur l’emploi de la crise sanitaire liée à la covid-19 semblait toutefois moins important qu’attendu, dans un contexte marqué par un soutien accru des pouvoirs publics. Entre satisfécit relatif des uns et angoisses exacerbées des autres, nous nous sommes efforcés d’y voir plus clair dans la jungle de tous les indicateurs concernant l’emploi local, sources de plusieurs lectures et interprétations potentielles. Éléments de réponse et de réflexion.

CRISE OU PAS CRISE ?
Selon la dernière publication conjoncturelle pour l'emploi publiée par l’ISPF (Institut pour la statistique de Polynésie française) à l’heure où nous mettions sous presse, datant d’octobre 2021, l’emploi salarié marchand avait à nouveau progressé après avoir nettement marqué le pas durant le second confinement. Il se maintenait dans l’industrie et le commerce, et se reprenait dans la construction et l’hôtellerie-restauration par rapport à septembre 2021. Cette publication précisait encore que « sur les douze derniers mois, l’indice de l’emploi croît de 2,8 % alors que la variation moyenne annuelle de 2016 à 2020 est de + 1,1 %. Il demeure 4,3 % plus bas qu’en février 2020, soit avant l’épidémie de covid-19 ».
Des chiffres qui méritent des explications
Si le recul sur l’année 2021 manque encore, nous l’avons dit, du fait de l’absence de données, le dernier bilan emploi dressé par l’ISPF concluait à 2 050 emplois perdus en 2020. Un chiffre sans doute bien moindre que redouté après 5 années d’une hausse continuelle assez stable (autour de 1,8 % par an en moyenne, soit 1 100 emplois). Selon ce même bilan, le nombre des emplois salariés s’est rapproché de celui constaté au milieu de l’année 2018 avec 64 051 emplois ; ce qui représente une baisse de 3,1 % sur l’année, n’affectant toute- fois pas tous les secteurs de la même manière. Ainsi, en marge des hausses conséquentes constatées entre 2019 et 2020 dans l’administration (+ 3 %) et la construction (+ 6,9 %), l’emploi affiche quand même des chiffres en perdition dans le secteur primaire (- 19,7 %), plombé notamment par les secteurs perlicole (- 39 %), l’hôtellerie (- 23,5 %) et la restauration (- 8,3 %). Par ailleurs, dans cette même enquête « points études et bilans » de la Polynésie française, considérant globalement l’année 2020, l’Institut précisait encore également d’une manière plus exhaustive que, pour cette année spécifique, « la population active au sens du Bureau international du Travail (BIT) s’est maintenue à 109 400 personnes de 15 à 64 ans. Le taux d’emploi s’établit à 53 % alors que le taux de chômage diminue à 10,5 %. Plus de 2 000 nouvelles personnes ont eu un emploi souvent non salarié ou précaire et autant ont quitté le chômage et son halo pour gonfler la part des inactifs ne souhaitant pas travailler, attentistes face à un contexte économique et sanitaire morose ».

Soutien massif de l’État : économie sous perfusion ou en réanimation ?
Reste que derrière ces indicateurs nettement moins inquiétants que potentiellement redouté, l’année 2020 aura aussi été essentiellement marquée par le déploiement massif de mesures de soutien à l’emploi par le Pays et l’État (on aura ainsi vu, par exemple, en 2020, l’explosion des emplois aidés, en progression de 77 % tandis que les offres d’emploi progressaient globalement de 32 %), à destination en premier lieu des entreprises les plus fragilisées... Témoignant d’une situation gérée de manière totalement inédite, le Haut-commissariat annonçait le 27 octobre dernier que le cap des 25,5 milliards d’aides versées par l’État aux entreprises, prioritairement à travers le fonds de solidarité, depuis le début de la crise sanitaire en mars 2020, venait d’être franchi. La question se pose alors forcément de savoir ce qu’il adviendra de la situation lorsque ces aides cesseront. Et ce, d’autant plus qu’elles se sont adressées à des entreprises particulièrement vulnérables exerçant dans des secteurs d’activité fortement liés à la conjoncture internationale dans un contexte toujours hautement précaire.
L ’illettrisme en Polynésie
L’illettrisme et le manque de formation restent évidemment au centre des problématiques de l’emploi, en Polynésie comme ailleurs. Mais avec une incidence d’autant plus importante ici que les chiffres les concernant sont plus importants qu’en métropole notamment. Ainsi, si l’on se réfère aux derniers chiffres émanant des services des armées en charge de la Journée défense et citoyenneté, indicateur considéré comme particulièrement fiable et pertinent pour évaluer la « prévalence » du premier au fenua, plus de 39 % des jeunes polynésiens âgés en moyenne de 17 ans souffrent encore aujourd’hui de difficultés à la lecture, 26 % étant « dans une situation d’illettrisme ». Même si ce bilan mesuré sur un panel de 4 052 jeunes doit être considéré avec précaution, cette notion d’illettrisme recouvrant plusieurs définitions, ce chiffre n’est que de 7 % en métropole.
Malgré une amélioration, puisqu’en 2011 les mêmes chiffres faisaient état de 45 % des jeunes adultes touchés au fenua par l’illettrisme (encore faut-il, pour accorder de la valeur à cette « amélioration », s'assurer que le niveau d'exigence pour établir ces statistiques n'ont pas été modifiées à la baisse entre temps), ces données peuvent continuer à inquiéter. Surtout si l’on y ajoute d’autres « spécificités locales » telles qu’un taux d’absentéisme qui flirte avec les 12 % et le chiffre annoncé encore récemment par le nouveau vice-recteur Philippe Lacombe de moins d’un élève sur deux disposant d’un diplôme à la fin de son parcours scolaire.

De nombreuses familles polynésiennes ne se reconnaissent pas dans la société actuelle. Les jeunes "chappent" l'école, refusent l'éducation "à la française" tout en ne se retrouvant pas dans celle, traditionnelle, de leurs grands-parents et parents.

En vue d’affiner notre réflexion, parallèlement à la compilation de ces statistiques sujettes à nombre d’interprétations (voir interview de Florent Venayre), nous avons donc aussi pris le pouls du tribunal de commerce, toujours pertinent pour « ressentir » l’état de santé des entreprises polynésiennes.
Christophe Tissot, son président depuis 5 ans, est formel :
« La lecture du bilan de l’activité du tribunal de commerce en 2021 ne permet pas à ce jour de conclure à l’existence d’une crise économique qui se traduirait par une vague de faillites et une augmentation des difficultés des entreprises. »
Pour justifier cette analyse, il se réfère essentiellement à deux indicateurs objectifs :
• une activité en matière de procédures collectives (redressements, liquidations judiciaires, plans de continuation) toujours inférieure à 2019 même si la liquidation reste la première des mesures pratiquées à hauteur de 80 pour 20 plans ?? de continuation. Le tribunal constate en la matière de moins en moins d’ouvertures de dossiers. L’activité, déjà tombée d’un tiers en 2020, a même poursuivi cette chute sur sa lancée en 2021 pour atteindre 110 dossiers environ contre 200 en 2019 ;
• une diminution du nombre des alertes émanant des commissaires aux comptes dans leur mission légale de prévention des difficultés financières et notamment financières des entreprises (deux signalements d’entreprises en 2020 contre quatre en moyenne les années précédentes).
Un autre indicateur pourrait néanmoins, même faiblement, être déjà évocateur d’une plus grosse tempête à venir : il s’agit du chiffre élevé des conciliations, ces procédures « secrètes » mises en place à destination des entre- prises « en légère difficulté », procédures dont le niveau a doublé au regard des ouvertures depuis 2019 avec une vingtaine de sociétés concernées en 2021.
Christophe Tissot rappelle, par ailleurs, que « les analyses concordantes des spécialistes, de l’ISPF et de l’IEOM notamment, soulignent toutes la résilience de l’économie locale grâce au soutien financier aux entreprises en difficulté de l’État et la bonne tenue de la demande locale ». Mais encore une fois, sans ces énormes béquilles, jusqu’à quand ?
Faciliter l'adéquation entre l'offre et la demande d'emploi
En marge des nombreuses problématiques liées à l’insertion professionnelle, dont nous avons pu faire état par ailleurs, il en est une dont le SEFI s’est saisi à bras-le-corps en devenant officiellement le 15 octobre dernier le Service de l’emploi afin de « réaffirmer sa place d’expert de l’emploi » : celle de l’adéquation entre l’offre et la demande. Derrière ce changement sémantique se manifeste la volonté de mettre en oeuvre une nouvelle organisation, davantage tournée vers une approche qualitative et personnalisée, à travers des ateliers, des partenariats renforcés, des diagnostics et un meilleur suivi des demandeurs d’emploi (via même la mise en service de bus pour aller jusqu’à eux !). L’objectif visé consiste prioritairement à résorber un « excédent des besoins en main-d’oeuvre » dans un contexte qui voit son stock d’offres rester stable au-dessus de 1 100 postes à pourvoir alors que le SEFI comptabilisait autour de 10 500 demandeurs d’emploi (parmi lesquels environ 550 primo demandeurs) depuis le début de l’année 2021.
Si d’autres explications à ce chiffre peuvent aussi être à chercher du côté du manque de qualifications (parmi les demandeurs d’emploi, près de 54 % ont arrêté leurs études au bac ou sont sans diplôme, 11 % d’entre eux étant en outre sans expérience) ou d’une absence peu incitative d’évolution des conditions de travail et de salaire dans certaines professions, le Service de l’emploi attend beaucoup du futur Observatoire de l’emploi, un recueil statistique entré en fonctionnement dès avril 2020, en lien avec la réglementation relative à la protection de l’emploi local votée en 2019 : des pans entiers du marché du travail, échappant jusque-là à toute réflexion sur le sujet, devraient s’en trouver éclairés pour permettre aux autorités comme aux différents acteurs économiques de se montrer plus efficients, notamment en matière de « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences », selon Hina Grépin, directrice du SEFI jusqu’à la fin du mois d’octobre 2021, partie depuis prendre la tête du nouveau campus des métiers de l’hôtellerie, et dont le successeur, au Service de l’emploi, n’avait toujours pas été nommé à l’heure où nous mettions sous presse.
Les énergies renouvelables sont l'un des secteurs où les débouchés pour l'emploi qualifié affichent complets.

Zoom sur les patentes
Lors du même entretien, le président du tribunal de commerce a également attiré notre attention sur une « spécificité locale » d’ores et déjà interpellante à d’autres niveaux : en matière de liquidation judiciaire, les trois quarts des activités affectées en Polynésie française (80 à 90 sur 120 liquidations environ prononcées en 2021) concernent des très petites entreprises, « employant certes peu de salariés », mais qui constituent pour autant « le gros de nos entreprises ». De très petites entreprises gérées par des personnes qui « se sont improvisées chefs d’entreprise sans avoir été préparées à se lancer, sans en avoir les compétences administratives » et exclues des dispositifs de soutien mis à la disposition des entreprises moyennes à partir d’un certain niveau d’activité. Exemples « typiques » de ces TPE liquidées : des roulottes, des petits métiers du bâtiment, des activités de tâches ménagères…
Et cette spécificité soulignée en matière de liquidation judiciaire appelle d’elle-même à se tourner vers d’autres indicateurs relatifs à la vie des entreprises, à commencer par l’activité liée aux patentes.

Reste que les chiffres concernant les patentes sont difficiles à interpréter car il en existe toujours deux lectures possibles. « Dans le cadre d’une économie dynamique, de services, qui permet la création d’entreprises, un fort taux de création en la matière peut plutôt être considéré comme un vecteur de dynamisme », précise ainsi l’économiste Florent Venayre. « Mais a contrario, il peut être le révélateur de licenciements, de difficultés dans le secteur de l’emploi plus formel, et être essentiellement le fait de gens ayant perdu leur emploi et n’arrivant pas à en retrouver un autre, de personnes qui montent alors leur "boîte" par pis-aller, ou alors de personnes qui ne parviennent pas à intégrer le monde du travail, par exemple au sortir de leurs études. Le taux de survie à quelques années peut s’avérer un indicateur précieux pour mieux interpréter les données dans ce contexte… » Autres chiffres, autres indicateurs précieux donc : du côté de la CCISM, qui supervise les immatriculations d’entreprises commerciales, on note que « sur les 8 premiers mois de l’année 2021, ces dernières sont supérieures à celles de 2020 et 2019, avec, en moyenne, 424 créations d’entreprises par mois contre 345 en 2020 et 383 en 2019 ».
Dans un contexte de « radiations contenues », la chambre précise encore que « sous cette configuration, le solde net de créations d’entreprises à fin août 2021 est toujours largement positif et se fixe à + 2 002, ce qui permet d’afficher un nombre d’entreprises actives à la fin août à 37 590, sous réserve des formalités en attente (35 588 entreprises actives à fin 2020 + 2 002, le solde net de créations à fin août 2021 = 37 590) ». Une évolution qui devra à coup sûr, selon la chambre, « faire l’objet de nouvelles analyses après l’arrêt des dispositifs d’aides avant de pouvoir tirer des conclusions sur l’impact réel de la crise liée à la covid-19 sur le dynamisme des entreprises du fenua ». Et ce, d’autant plus que la CCISM précisait déjà au moment où elle faisait état de ces chiffres, fin août 2021, que « des phénomènes de substitution du statut de salarié par celui de patenté étaient de plus en plus fréquents ».
À la lecture de tous ces chiffres, perçus comme plus ou moins positifs selon l’angle sous lequel on les considère, l’ombre des effets largement différés de la crise sanitaire du fait du soutien massif de l’État et du Pays semble donc plus que jamais planer, assombrissant fortement les perspectives d’avenir de l’emploi local. D’autant plus qu’il existe aussi des problématiques structurelles bien présentes, avec lesquelles ils pourraient converger vers le pire plutôt que vers le meilleur…

DES PROBLÈMES STRUCTURELS MAJEURS
Pour interroger cette approche davantage structurelle de la situation de l’emploi en Polynésie et de ses répercussions, notamment sur la protection sociale, nous avons fait le choix de donner la parole à deux observateurs particulièrement « affûtés » dans ce domaine : Florent Venayre, professeur d’économie, et Frédéric Dock, directeur de Vinci Énergies et président du MEDEF polynésien, qui ouvrent aussi la porte à des remèdes possibles.