Du rififi dans la forêt de Sherwood
© Texte : Maxime Pejot
Pour la chronique de cette fin d'année, il n’a pas été chose aisée de trouver dans l’écosystème des Fintech de quoi ravir votre curiosité et votre appétit pour l’innovation. Il faut dire que la dynamique mondiale n’est pas propice à la prise de risque, à la déambulation hors des sentiers battus, mais bien plus à la consolidation des fondamentaux. Après avoir vu défiler la cinquantième levée de fonds et la vingtième fusion/acquisition, je me suis souvenu d’un événement qui avait eu lieu en ce début d’année.
Cet événement m’avait fortement intrigué, par son côté inédit et soudain, et surtout par le petit séisme qu’il avait engendré au niveau de la place boursière américaine. J’ai voulu savoir s’il y avait toujours, six mois après les faits, des conséquences visibles et j’ai découvert que non seulement les répercussions de cet épiphénomène étaient toujours importantes sur le cours des actions qu’il avait impacté, mais aussi qu’il avait déclenché un mouvement tout nouveau dans le microcosme de la finance mondiale. C’est l’histoire que je vais vous raconter, en commençant, pour innover moi aussi, par la morale. Si une innovation peut en cacher une autre ; voire encore une autre, ce ne sont pas toujours celles auxquelles on pourrait s’attendre... surtout quand le Net s’en mêle...
UN PEU DE CONTEXTE
Pour bien comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire qui voit s’opposer, dans le coin gauche, la finance traditionnelle et centralisée et, dans le coin droit, la finance 2.0, agile, adepte des cryptomonnaies et des Fin- tech et organisée en réseau, il faut tout d’abord appréhender quelques cordons de la bourse.
Si le trading en temps réel n’était jusqu’à pré- sent que peu accessible au commun des mortels, c’était essentiellement par manque d’outils et la pratique de commissions prohibitives. Sur un marché de plus en plus dynamique, le temps d’envoyer un ordre d’achat à son conseiller bancaire, qu’il devra lui-même transmettre à sa salle de marché qui s’occupe en priorité des ordres de ses gros clients, et que l’ordre soit finalement passé, la tendance s’est retournée, et vous en êtes à espérer une autre bascule pour couvrir vos frais bancaires.
Le trading haute fréquence ne pouvait donc qu’être la chasse gardée de certains organismes spécialisés, fonds d’investissement ou spéculatifs et autres établissements financiers.
Mais depuis quelques années, les trublions des Fintech sortent tout un tas d’outils à destination du plus grand nombre, facilitant l’accès aux services bancaires dans un premier temps, puis aux cryptomonnaies, et finalement de nombreuses applications ont émergé, offrant l’accès à la reine des marchés, le trading d’actions, au commun des mortels. Celle qui nous intéresse aujourd’hui est Robinhood, Robin des Bois dans la langue de Molière, car si elle permet de trader rapidement et efficacement, elle ne charge aucune commission à son utilisateur. Anguille sous roche assurément, mais nous allons y revenir.
TOUT COMMENCE PAR UN BANAL PLAN DE SHORTING
Chez Melvin Capital, on planifie. On a la force de frappe pour le faire. On n’achète ou ne vend pas des actions en fonction du cours, mais on fait le cours par ses propres actions. Et en ce jour de janvier 2021, on a une cible en ligne de mire. La firme Gamestop, entre autres, propriétaire de la chaîne de magasins de jeux vidéo Micromania, connaît des difficultés financières. Son cours stagne au plus bas depuis des mois, et elle est régulièrement la cible des spéculateurs.
Au sortir de la réunion, il a donc été décidé de “shorter” l’action, mais en y mettant le paquet, histoire de faire plonger le cours et de faire au passage une belle plus-value.
Pour les néophytes, “shorter” signifie emprunter des actions qu’on n’a pas pour une certaine durée, les vendre dans le but de faire plonger le cours, les racheter quand elles sont au plus bas avant de les rendre à son propriétaire, et empocher au passage la différence. En gros, on parie sur la chute de l’action, et on lui donne un petit coup de pouce au passage.
Bref, la routine pour un fond spéculatif dont c’est une des principales activités.
LE REVERS
En parallèle, une armada de nouveaux traders, boostés aux cryptomonnaies, l’application Robinhood sous le pouce, se rassemble entre deux cours à la fac ou en rentrant du travail sur un forum, pour ne pas dire LE forum, Reddit. Sur le canal WallStreetBets, plusieurs millions de boursicoteurs en herbe s’échangent des bons plans d’investissement. Les mouvements à la baisse de l’action Gamestop, caractéristiques d’un shorting, sont identifiés par certains membres. Les traders 2.0 voient d’un mauvais oeil qu’on s’attaque aux magasins de leur enfance. L’information se répand comme une traînée de poudre, et la résistance se met en marche. Un mouvement d’achats d’actions massifs inonde la place américaine.
Individuellement, aucun d’entre eux n’aurait pu avoir le moindre impact sur la chute inexorable de Gamestop, mais unis à plusieurs centaines de milliers, ils ont inversé la tendance. Et pas qu’un peu. La machine s’emballe. Même Elon Musk s’en mêle et l’action passe de 20 $ à plus de 400 $ en quelques jours !
L’action ne reviendra jamais à son cours originel. Le fond spéculatif Melvin Capital devra racheter les actions au prix fort, et perdra par là même plus de 4 milliards de dollars. C’est ce qu’on appelle un “short squeeze”, le cauchemar pour tout trader. Les petits David exultent, ils ont réussi là où le mouvement Occupy Wall Street avait échoué. Ils ont mis Goliath un genou à terre.
Qualifier cette estocade de coup de pied dans la fourmilière serait bien en dessous de la réalité. Les acteurs traditionnels de la finance ont l’habitude de jouer, mais ne goûtent guère de perdre, encore moins contre un adversaire qui n’est pas des leurs. Ils ne sont d’ailleurs pas bons perdants, en témoignent les discours enflammés du régulateur et des personnalités influentes du milieu, qui se sont empressées de fustiger la collusion entre les petits porteurs et ont tenté de légiférer pour exclure à jamais ce genre de comportement de la sphère financière. Peine perdue, les déterminants du marché font qu’il se doit d’être accessible à tous.
LES "MEME STOCKS"
massifs Un si beau coup devait forcément faire des émules. Si l’effet de surprise n’est plus là, l’impact que peuvent avoir des millions d’individus synchronisés sur le cours d’une action est réel. Si Tesla ou Apple sont hors de portée, les membres de WallStreetBets choisissent des cibles plus modestes, dont le cours est déjà assez bas et le volume faible. S’ils parviennent à impulser une tendance, bien souvent le marché emboîte le pas et accentue le mouvement. Qualifiés de “Meme Stocks”, expression composée de “meme”, qui désigne un concept propagé à travers le web, et “stock”, terme anglais désignant une action, ces actions typiques peuvent sembler un pied de nez à l’establishment financier, une reprise du pouvoir du peuple sur les marchés. Mais la réalité n’est pas si simple.
LE REVERS DU REVERS
Finalement, les boursicoteurs qui tradent, les “Meme Stocks”, sont essentiellement motivés par deux choses : faire de l’argent et rigoler un bon coup. Certes, ça apporte un peu de fraîcheur sur des marchés particulièrement moroses, mais ce n’est pas ça qui va reconnecter la finance avec l’économie réelle. Si leurs actes ont pu relancer certaines entreprises en difficulté (Gamestop a, par exemple, pu lever plusieurs milliards de dollars en vendant ses actions au plus haut), force est de constater que la santé et la dynamique économiques de ces entreprises ne justifient pas le cours de leurs actions, une fois WallStreetBets passé par là.
Les acteurs traditionnels, quant à eux, sont assez prompts à réagir et, à défaut de pouvoir interdire ce genre de pratiques, il n’aura pas fallu longtemps avant qu’ils ne les mettent à leur propre profit. Développement de robots scrutant les échanges sur les forums pour anticiper les mouvements, sommes versées aux membres les plus en vue dans le but d’influencer le marché, les “Meme Stocks” sont scrutés, traqués. Wallstreet ne se laisse pas mener par le bout du nez bien longtemps.
Enfin, vous souvenez-vous que j’ai dit que Robinhood permettait de passer des ordres en bourse sans la moindre commission ? Comme vous vous en doutez, nous sommes loin des promesses altruistes que le nom de l’application pourrait inspirer. Derrière l’outil il y a Citadel, une entreprise qui récupère, agrège et analyse tout ce qui sort de Robinhood avant de passer les ordres. Ils sont ainsi en mesure d’anticiper le marché avant même que les ordres ne soient passés, et ne se posent pas de cas de conscience pour transmettre l’information à ceux qui sont prêts à y mettre le prix. Vous avez deviné, Robin des Bois bosse pour le shérif de Nottingham.
Forte de ce double jeu qui semble contenter les deux parties, Robinhood a récemment fait sa propre entrée en bourse. L’action a rapidement explosé, atteignant une capitalisation de plusieurs dizaines de milliards de dollars, portée notamment par WallStreetBets. Elle est elle-même devenue un “Meme Stock”.
La boucle est bouclée.
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Dossier à retrouver dans votre magazine Investir à Tahiti #9 - novembre 2021
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