La fin des cocotiers ?
- 16 juil.
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Il faut relire les mots de l’anthropologue Frédéric Torrente, spécialiste des Tuamotu en général et de ‘Anaa en particulier, auteur pour le magazine Tama’a d’un tour d’horizon anthropologique concernant l’implantation des cocoteraies au fenua et l’importance du cocotier pour les Polynésiens.

« Lors des premiers contacts avec les navigateurs européens dans les atolls, ce sont les noix de coco qui servent de monnaie d’échange. Dès l’intensification des visites des navires occidentaux, c’est l’huile de coco qui les remplacera. Le développement des plantations de cocotiers est initié dès 1850 par les missionnaires de la London Missionary Society, puis par les missionnaires catholiques. Les zones nord et ouest des Tuamotu possédaient déjà̀ des milliers de cocotiers vers 1850, avant que les catholiques décident d’étendre la plantation dans l’est de l’archipel. […]
Au début des années 1900, la cocoteraie est présente sur la quasi-totalité́ des atolls, transformant ainsi à jamais leur paysage originel. Aujourd’hui, la végétation primaire qui ne subsiste qu’en isolats dans quelques rares atolls. Ces cocoteraies ont été ravagées par les cyclones de 1903 et 1906. Il fallut à nouveau replanter. A l’inverse des plantations coloniales des îles hautes (coton, canne à sucre, café́...), œuvre et propriété́ de familles européennes et « demies », l’exploitation de la cocoteraie aux Tuamotu resta principalement voire purement polynésienne, même si les sociétés commerciales de Tahiti créèrent rapidement des créances obligeant certains Pa’umotu à vendre des terres. En 1910, la Société française des cocoteraies des Tuamotu (SFCT) intensifia les plantations sur les atolls concédés, comme Marutea Sud par exemple (Toullelan, 1990). L’exploitation des cocoteraies a modifié l’occupation humaine de l’espace en « secteurs » placés sous contrôle du rāhui. « Faire le coprah » devint l’expression consacrée pour le nouveau genre de vie des gens des Tuamotu.
[…] C’est ainsi que de nombreux Pa'umotu d’ordinaire pêcheurs devinrent « agriculteurs », comme on peut le constater à la simple consultation des documents d’état civil des atolls. Le coprah deviendra le chef de file des exportations des E.F.O. (50 000 hectares exploités autour de 1930), devant la nacre.

Paradoxalement, l’activité économique liée au coprah est passée dans les mentalités comme « une richesse venant des ancêtres » (‘ohipa faufa’a tumu). Comme le fait remarquer à juste titre Baré (1992), la notion de souche (tumu) « si évocatrice d’une relation directe entre la terre et ce qui est ainsi qualifié, peut être étendue à nombre d’aspects perçus comme “intérieurs” ». En effet, le travail du coprah, bien que d’origine importée et rappelant l’époque coloniale, est assimilé dans la langue d’aujourd’hui à une activité économique « souche », pensée comme « venant de l’intérieur » (no rapae), puisqu’elle fut la manière d’être (peu) des ancêtres pendant plus d’un siècle. Aujourd’hui, aller faire le coprah (haere puha), au même titre que la pêche de subsistance, est une pratique identitaire.
Malgré les aléas des autres activités économiques de l’archipel des Tuamotu centrées principalement sur la mer (perliculture, aquaculture, pisciculture), c’est encore aujourd’hui le coprah qui reste le revenu principal de la plupart des Pa’umotu et leur permet une certaine mobilité au sein d’un archipel qui représente le quart des atolls de la planète. »
La cocoteraie a donc été peu à peu adoptée par les Pa’umotu. Cependant, comme le révélait Philippe Couraud, ancien directeur de la DAG, en 2024 : « la réalité aujourd’hui, c’est qu’on observe des baisses de production vraiment très significatives en matière de coprah. L’année 2023 est vraiment une très mauvaise année, la plus mauvaise depuis le cyclone de 1983, avec seulement 6 000 tonnes produites (contre 12 000 en 2018 et beaucoup plus au XXe siècle). » Car les cocoteraies du fenua vieillissent aussi, même si une partie a été renouvelée ; certaines semblent même abandonnées, envahies par une végétation au sol. Il y a aussi le problème de la sécheresse sur certains atolls. Or, le coprah coûte cher à la Polynésie. En effet, l’huile de palme et sa qualité médiocre, mais aux coûts de production très inférieurs, ont relégué l’huile de coco triomphante durant 150 ans au rang de production agricole subventionnée. Or, une étude récente menée par l'Université de Californie - Santa Barbara et l'ONG The Nature Conservancy, a recensé toutes les cocoteraies des atolls dans le monde. Cette étude révèle que les cocotiers représentent près de 60% de leur couverture arborée (58,3%). Aux Tuamotu, plus de la moitié des cocoteraies sont en monoculture. Ce n’est pas une bonne nouvelle.
Pour l'auteur principal de l’étude, Michael Burnett, "C'est un problème, car le remplacement des forêts de feuillus par des monocultures de noix de coco a été associé à l'épuisement des eaux souterraines, au déclin des populations d'oiseaux de mer, et à des effets néfastes sur les récifs coralliens adjacents ».

Comme la journaliste Nastasia Michaels l’écrivait dans un article de Géo en date du 10 décembre dernier, « non seulement ces végétaux puisent l'eau souterraine, mais de plus, peu d'oiseaux marins s'avèrent capables d'y édifier leur nid. Les feuillus indigènes, eux, se retrouvent confinés à une infime fraction de leur aire de répartition naturelle, offrant par conséquent un abri très limité aux volatiles dont le guano, autrefois, fertilisait à la fois le sol et l'océan ».
Cet encombrant cadeau de la colonisation et de la christianisation du milieu du XIXe siècle, adopté par les natifs pa’umotu, l’a aussi été par les voyageurs. Car le cocotier fait depuis cinquante ans partie de l’image d’Epinal du tourisme polynésien et plus largement tropical. Cependant pour Elizabeth Terk, directrice de la conservation de la Micronésie pour l’organisation The Nature Conservancy, citée dans l’article de Géo, « la restauration des forêts indigènes (…) offre des avantages écologiques inestimables, tels que le rétablissement de la biodiversité et la résilience climatique", ajoutant : « Il est essentiel de trouver un équilibre entre le patrimoine culturel et la gestion de l'environnement pour assurer un avenir durable ».
En ce début d’année 2025, et avec un profond respect pour cet arbre aux mille vertus qui a accompagné durant 1500 ans la civilisation du peuple de l’océan, il est peut-être temps de « changer de paradigme », pour reprendre une expression en vogue, et d’envisager l’économie des atolls par le nouveau prisme du développement durable, de la biodiversité, de la reconstitution des biotopes des îles basses, plutôt que par un héritage colonial désormais anachronique que l’on s’évertuerait à entretenir.
