L'autodidacte parti à la conquête de ses rêves
Karl Wan à Paris, qui développe sa marque Arona Paris. Entouré d’une partie de son équipe du shooting réalisé pour InstanTANE en juin dernier, Karl Wan a fait de Paris son terrain de jeu et d’évolution. Une belle route parcourue depuis 2017. Sinueuse certes, elle le mène peu à peu à destination de ses rêves.
Quels ont été les événements les plus décisifs pour ta carrière des deux dernières années ?
J’ai d’abord créé ma propre marque, Arona Paris, que j’ai pu véritablement lancer à l’occasion du défilé du concours national des jeunes créateurs organisé par l’ISC Studio Paris, une école de commerce parisienne cotée. Nous étions sept jeunes créateurs à avoir été retenus parmi une trentaine de candidatures et ça a vraiment été une étape importante pour ce lancement, dont j’ai ensuite présenté les modèles au Fenua en participant à la Tahiti Fashion Week 2019. Après, ça a été un peu plus compliqué car dès août 2019, de retour en Métropole, j’ai commencé à travailler pour une grande enseigne internationale de magasins de prêt-à-porter afin de dégager des fonds pour financer mes activités de créateur de mode, car je continue à tout produire en autofinancement. Sauf que finalement, cette activité s’est révélée trop lourde à gérer et pas assez rémunératrice pour que ce soit tenable : je me suis résolu à démissionner il y a deux semaines (fin février, NDLR). Concrètement, les choses n’ont pas pu avancer aussi vite que je l’aurais voulu. J’ai un peu travaillé sur la communication, fait quelques petites ventes par-ci par-là grâce à un socle fidèle de clientes polynésiennes, mais il fallait que je passe à un autre mode de fonctionnement.”
Alors après une petite période un peu creuse en termes de créativité comme de production, qu’as-tu fait concrètement pour « rebooster » ta marque ?
D’abord, j’ai été invité à participer à d’autres événements, organisé notamment par une deuxième école de commerce, de Reims cette fois, et aussi à la Fashion Week de Vancouver, mais je n’ai pas pu répondre positivement à ces sollicitations par manque d’argent… et parce que je n’avais, du coup, tout simplement pas de collection à présenter. J’ai donc eu l’idée de lancer une levée de fonds via une plate-forme en ligne entre novembre et décembre 2020, et cela a fonctionné au-delà de mes espérances en fait. En seulement un mois, je suis parvenu à collecter près de 5 000 euros en proposant des t-shirts exclusifs, conçus spécialement pour l’occasion, en prévente. Ces t-shirts, une centaine, ont été envoyés en juin. J’espérais, mais je ne m’attendais pas forcément à un tel succès. Après, les choses ne se sont pas faites aussi simplement que ça ; il faut quand même y croire, aller chercher les gens un à un, solliciter chaque contact pour savoir s’ils veulent participer. Mais au final cette démarche a fédéré beaucoup de gens. Cela a même contribué à étoffer grandement mon carnet d’adresses avec plein de nouveaux contacts de professionnels, de patrons, d’entreprises… Cette levée de fonds va servir à financer la prochaine capsule.
Tu as aussi reçu un coup de pouce inattendu pour travailler sur le marketing et la communication de ta marque ?
Effectivement, lors du même défilé des jeunes créateurs, j’ai eu la chance d’être remarqué par un autre professeur, enseignant à l’école W, une école de journalisme et de communication parisienne, qui m’a demandé si ça m’intéressait de faire travailler ses élèves, soit une centaine d’étudiants, sur ma marque. Les thématiques sur lesquelles ils devaient précisément travailler étaient : « Comment développer la notoriété de la marque en France » et « Comment atteindre le client cible ». À partir de là, ils m’ont proposé plusieurs projets, des visuels, des idées de sites Internet, des stratégies digitales et de communication, un projet de e-commerce, beaucoup de choses qui m’ont déjà été d’une grande aide pour structurer davantage les choses, car je suis là encore autodidacte et je manquais d’une vraie méthodologie en termes de stratégie justement. De mon côté, je devais « juste » choisir le projet le plus cohérent et désigner ainsi le gagnant de ce concours interne. Nous sommes toujours en contact et si je ne suis pas toujours parvenu à respecter les deadlines qui avaient été posées, je sais désormais bien mieux, grâce à eux, ce qu’il y a à faire et quelles sont les étapes à venir.
Même si tu vas vraiment chercher le succès avec ta persévérance et ton travail, on peut quand même dire que le destin te réserve régulièrement de très jolis coups de pouce. Le plus important peut-être, après tout ceci, étant sans doute ton récent recrutement au sein du Studio Cardin. Comment cela s’est-il passé ?
Pendant le confinement, que j’ai quand même très bien vécu, à l’inverse de beaucoup de gens moins chanceux, car nous avons eu la chance d’être payés alors que les magasins étaient fermés, j’ai réussi à réaliser deux ou trois modèles, que j’ai présentés aux gens en précommande via les réseaux sociaux. J’avais pris conscience que mon travail au sein de cette grande enseigne me freinait beaucoup, j’avais le sentiment d’avoir pris énormément de retard par rapport à mes projets à cause de ça et donc j’avais déjà eu l’idée de postuler à un autre poste. Durant cette période, j’ai alors eu la chance, totalement par hasard, d’habiller une amie, qui est dans le milieu de la mode parisien, avec l’un de mes derniers modèles et cette amie m’a très rapidement appelé pour me dire qu’il y avait un poste qui était libre au Studio Cardin et savoir si ça m’intéressait. Au lieu d’y aller avec un curriculum vitæ, j’y suis allé avec deux vêtements. J’ai été reçu par le directeur artistique, Pierre Courtial, qui est en quelque sorte le poulain de Pierre Cardin (décédé le 29 décembre denier, NDLR), à la tête de cette annexe de la maison-mère spécialisée dans la vraie couture, et qui est désormais en charge de la continuité et du développement de cet héritage. Nous avons pratiquement le même âge et quand il m’a dit « Ok pour nous, tu fais quelque chose de bien », j’avoue que cette validation m’a mis la larme à l’oeil ! Je me suis revu dans ma chambre en Polynésie, où je voulais tellement devenir, à l’époque déjà, un grand de la couture… Je n’ai jamais pris de cours, ni de couture, ni de design, donc ça a vraiment été une grande émotion cet accueil. Maintenant, c’est un peu retombé, je sais qu’il reste beaucoup à faire et je me concentre surtout sur le fait de continuer à bosser pour faire mieux à chaque fois, mais je réalise ma chance et je ne boude pas mon plaisir.
Quelle forme prend concrètement ta collaboration avec eux ?
Durant mon préavis de départ de mon poste précédent déjà, j’ai commencé à passer mes jours off au Studio Cardin. Officiellement, j’y suis recruté à un poste de couturier, mais il lui arrive (s’agissant de Pierre Courtial, NDLR) de me demander mon avis sur certaines pièces : c’est vraiment sympa ! Pour le reste, l’idée consiste vraiment pour moi à gérer le plus harmonieusement possible mes deux activités, en travaillant 3 à 4 jours par semaine pour eux et le reste du temps pour ma marque.
Quel regard portes-tu sur cette maison de couture et les perspectives d’apprentissages que tu peux y faire ?
Ce que j’aime beaucoup, c’est surtout l’exigence de Pierre, le nouveau directeur artistique. Je pensais être exigeant avec moi-même… ben pas trop, finalement. Avec lui, un millimètre c’est un millimètre. Et une couture décalée d’un millimètre, c’est pas possible ! Studio Cardin pour moi c’est donc surtout l’excellence de la coupe et de la couture en elle-même. Je me réjouis énormément de partir à la découverte de leur univers créatif.”
Et concrètement, qu’envisages-tu en parallèle pour le développement de ta propre marque ?
J’ai complètement modifié ma façon d’envisager les choses. Une collection complète n’a aucun intérêt à ce stade. Outre le fait que c’est une façon de faire commune à toutes les jeunes marques, cela génère beaucoup de pertes. Que ce soit à cause de considérations écologiques, qui me tiennent aussi à coeur car je n’ai plus envie d’alimenter l’ultraconsommation, ou à cause de considérations économiques, je préfère désormais favoriser la précommande et limiter mon travail à des capsules de cinq pièces maximum articulées en mode total look par exemple.”
Quels sont tes objectifs les plus proches, en lien avec ce nouveau fonctionnement ?
Les objectifs bien sûr… c’est de vendre ! Pour l’instant, je dispose juste d’un site vitrine internet, mais qui n’est pas encore opérationnel. Je compte m’y remettre au plus vite afin de pouvoir proposer une boutique en ligne. Le travail réalisé avec l’école W va se révéler très important pour moi à ce niveau. Ensuite, j’ai aussi pour objectif de réussir à être présent en vente physique, cette année, au moins dans une boutique parisienne. Je ne sais pas si ce sera rentable et même si c’est pertinent au vu du contexte actuel, mais j’ai cette aspiration. L’école m’a aussi transmis plusieurs contacts de boutiques susceptibles d’être intéressées. Je suis sur le point de commencer à les démarcher…
Tu vas également bénéficier d’un autre soutien très appréciable ?
En effet puisque je vais profiter du soutien de Manuarii Teauroa, qui a suivi les cours de la prestigieuse école ESMOD Paris et qui va m’aider sur la prochaine collection. Il a acquis un savoir-faire académique que je ne maîtrise pas et je pense que je vais également apprendre beaucoup à son contact, notamment pour tout ce qui touche au patronage.
Tu as sorti quelques t-shirts pour homme ; est-ce à dire que ta marque est devenue une marque mixte ?
Les seuls modèles masculins sont les t-shirts dessinés spécialement pour la levée de fonds. S’il y avait une demande pour les hommes qui se manifestait, j’y répondrais. Mais ce n’est pas ma priorité. Arona Paris reste une marque féminine.
J’ai alors eu la chance, totalement par hasard, d’habiller une amie, qui est dans le milieu de la mode parisien, avec l’un de mes derniers modèles. Elle m’a appelé pour me dire qu’il y avait un poste qui était libre au Studio Cardin…
Vers quoi s’oriente ton inspiration aujourd’hui ? Comment a-t-elle évolué ?
Je tends de plus en plus à des choses davantage minimalistes. Mon travail de vendeur au sein du département « working girl chic et élégante » de cette grande enseigne m’a permis de mieux cerner ce que ce type de femme recherche et achète. J’ai mieux compris les coupes, les matières… L’élégance à la française continue à m’intriguer beaucoup, ça me plaît, je continue à essayer de comprendre. Même si je m’efforce de conserver mon ADN, ma sensibilité à moi, je tiens mieux compte de la sensibilité de cette clientèle métropolitaine, qui est en fait aussi ma cible et qui a tendance, il faut bien le dire, à mettre les choses un peu dans des cases. Mon challenge consiste donc à répondre à une demande tout en restant qui je suis en tant que créateur. Il faut que ça nous plaise à tous les deux, la cliente et moi, car ce n’est pas moi au final que j’habille. Évidemment, je tiens aussi à conserver une touche polynésienne, que les gens comprennent très bien, une fois que tu leur as expliqué la marque, et qu’ils trouvent cohérente quand tu leur en parles. La Polynésie continue à être bien présente dans mes pièces, mais de manière plus délicate, plus subtile, dans les détails comme un col tressé par exemple. Certaines pièces s’adressent davantage aux Métropolitaines et d’autres aux Polynésiennes avec des pièces plus fortes dans une identité et inversement. Mais globalement j’ai la chance que tout continue à plaire beaucoup à mes clientes polynésiennes.
Tu ne regrettes jamais ton choix d’avoir quitté le Fenua ?
J’ai tout laissé pour réaliser mon projet de faire de la mode. Alors c’est vrai que le moral n’est pas toujours là, que le fait d’être loin de Tahiti peut être pesant parfois – même si j’aime beaucoup la France – parce que ce n’est pas ma culture, pas ma façon de vivre, mais tout ce qui a déjà été mis en place me motive à continuer. Quitter ma vie, mes amis, ma famille était un sacrifice nécessaire. Je n’en serais pas là aujourd’hui si je n’avais pas fait ça. Dans ce sens-là, je n’ai pas de regrets.”
Avec le recul, qu’est-ce qui t’apparaît le plus important pour parvenir à atteindre ses objectifs ?
“Le fait d’être constant dans ce qu’on fait. J’ai appris qu’on ne gagnait pas à tous les coups. Et donc qu’il était primordial de rester persévérant. Il y a aussi des règles à suivre. Même si tu ne les comprends pas. Tu peux être talentueux et échouer si tu n’as pas saisi tout ça. À mon arrivée en Métropole, je pensais que les choses iraient plus vite. Mais je continue à y croire. Le plus important c’est d’apprendre des gens, de les respecter et de rester humble dans son apprentissage.”
En raison de considérations écologiques mais aussi économiques, je préfère désormais favoriser la précommande et limiter mon travail à des capsules de cinq pièces maximum.
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Dossier à retrouver dans votre magazine InstanTANE#12 - septembre 2021