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‘ō ura pape

Chevrette, cette crevette d'eau douce


C’est une discrète. Une observatrice. Patiente et silencieuse, comme toute chasseresse qui se respecte. Aux aguêts aussi, comme si elle savait qu’elle était aussi chassée, observée, par d’autres prédateurs. Les pêcheurs sont en général des gens qui parlent peu, ne font pas de bruit et savent que le temps joue en leur faveur. Les pêcheurs de chevrettes redoublent d’effort pour tenter de capturer cette prudente crevette d’eau douce, très important élément de son écosystème et indice de la bonne santé des cours d’eau.



Les rivières sont une grande richesse naturelle pour Tahiti et toutes les îles hautes de la Polynésie française. Notamment en raison de la biodiversité aquatique qu’elles hébergent : de nombreuses espèces de poissons d’eau douce et des crustacés (crabes et chevrettes). Les rivières ont été colonisées par des espèces issues de la mer qui se sont adaptées à leur nouveau milieu d’eau douce. Ces espèces, dont le cycle de vie comprend une partie en mer et une partie en rivière, sont dites « amphihalines ». Parmi elles, les fameuses chevrettes.


CREVETTE D’EAU DOUCE

La chevrette en Polynésie est couramment nommée ‘ōura pape (kōura en marquisien ou maori) ou ‘ōpape (synonyme : ‘ōvai) que l’on traduit littéralement par crevette d’eau douce. Son nom scientifique est Palaemon eupalaemon (famille des Palaemonidae, comme les crevettes roses et autres crustacés décapodes, autrement dit qui possèdent 5 paires de pattes) et l’espèce est identifiée par le nom Macrobra-hium rosenbergii. Macrobrachium est un genre de crevettes de rivière (eau douce) comprenant de nombreuses espèces. On en recense environ 125 espèces dans le monde. Elle porte cependant plusieurs noms, en raison des variétés qui ont pu être recensées au cours des siècles passés. C’est notamment le cas ‘ōeha’a ou ‘ōiha’a. Ce sont des chevrettes communes, plus grosses en taille mais avec des pinces plus fines que les ‘ōnana (aussi appelées īha’a ou ‘ītara). Cette variété est plus petite, de couleur claire, mais avec des pinces massives. Elle vit principalement dans les eaux riches en oxygène des torrents de montagne.


INDICE DE BONNE SANTÉ D’UNE RIVIÈRE

Les mémoires de la famille Copenrath font état de ces « pêches miraculeuses » de chevrettes à Pirae, lors des tiurai notamment. L’avenue Prince Hinoi n’existait pas, le petit centre commercial de Pirae non plus et la zone, marécageuse alors, était un paradis pour les chevrettes, mais aussi le cresson. Depuis, les constructions ont envahi ces habitats, qu’il convient de protéger de façon prioritaire aujourd’hui.



Si la croissance et la reproduction de ces espèces ont lieu en eau douce, le développement larvaire nécessite divers degrés de salinité. Cela signifie qu’un cours d’eau obstrué ou bien barré par la construction d’un barrage, bétonné ou érigé par les déchets humains, nuit au bon développement larvaire. Les larves nouvellement nées sont emportées vers les estuaires par le courant. Toute modification du cours d’eau signifie des conduites forcées qui induisent des taux élevés de mortalité larvaire. Les ouvrages de faible hauteur réalisés au travers des cours d’eau représentent des obstacles qui sont généralement franchis par escalade. Les autres signifient un appauvrissement rapide et dangereux de l’espèce. Très souvent, quand un cours d’eau est exploité (rives bétonnées, agrégats prélevés), aucun critère biologique n’est pris en compte, alors qu’ils devraient être un préalable à toute action. Les exigences d’une libre circulation des espèces, dans un sens comme dans l’autre (de la rivière à l’estuaire, puis de l’estuaire à la rivière) en relation avec leur cycle de vie amphidrome, sont essentielles.


PRÉSERVER LA BIODIVERSITÉ

La qualité de l’eau et le respect des habitats de ces zones sont également très importants pour les anguilles, îna’a, chevrettes notamment. Les chevrettes souffrent aujourd’hui de plusieurs dangers. La pêche, très familiale, n’en est pas le principal, sinon qu’elle participe à la raréfaction de l’espèce. Le plus grand danger est la modification de ses habitats. En effet, les curages, le bétonnage des rives et la modification des lits des rivières sont la principale menace sur ces espèces d’eau douce.


Préservées, choyées voire divinisées par les Polynésiens, la présence de puhi tari’a (anguille à oreilles, variété d’anguille à nageoires pectorales très développées qui vit notamment dans le lac Vaihiria) dans un ruisseau, un cours d’eau, une source, etc, est signe de vie et d’abondance.


Celles-ci participant d’ailleurs à la pureté de l’eau qu’elles filtrent, tout comme les « chevrettes ».

Entretenir les berges, ne rien jeter dans la rivière, laisser l’estuaire libre de tout passage permet à ces espèces de d’aller se reproduire en mer, aux chevrettes et au ina’a de remonter facilement les cours d’eau pour y grandir et s’y reproduire. La biodiversité polynésienne est à ce prix.


EXEMPLE D’HABITAT

La vallée Vaipu o Tiamao à Papara, souvent appelée plus simplement vallée Pu, est une petite vallée encaissée dans laquelle serpente au milieu de nombreux rochers basaltiques la rivière Maruia. La végétation est abondante et variée grâce à l’humidité régnante. A l’ombre d’imposants mape et de purau aux formes tourmentées, poussent de nombreuses fou- gères de toutes sortes, dont de magnifiques fougères géantes nahe.


C’est l’un des royaumes des chevrettes, qui parcourt leur domaine à l’aide de leurs premières paires de pattes, pattes marcheuses bien développées. Elles possèdent des pinces très longues et dotées de beaucoup de force. Leur corps mesure (adulte) de 10 à 15 cm. Elles sont carnivores (proies vivantes dont des poissons, mais aussi des cadavres...) et trouvent dans ces biotopes tout ce qui leur faut pour grandir et se reproduire. C’est aussi le cas de la vallée de Papeno’o (eaux confluentes) qui autrefois s’appelait Ha’apai’ano’o, ce qui signifie « le rassemblement de toutes les eaux ». Ces deux noms convenaient bien à ce vaste cirque dont la principale rivière, sur quinze kilomètres de parcours, ne reçoit pas moins de trente-cinq affluents.

Véritable garde-manger, des berges jusqu’au sommet des montagnes, à Papeno’o s’étale une végétation luxuriante, de la forêt de bambou en passant par les goyaviers, manguiers et autres bananiers. Les cours d’eau et la flore exubérante sont le repère d’une faune toute aussi riche. Les forêts abritent cochons et chèvres sauvages, des dizaines de variétés d’oiseaux ; les rivières regorgent de chevrettes et d’anguilles...


A Rurutu encore, la grotte Vairua-uri (Puits- sombre) se trouve à Papara’i, au sud-ouest de Auti. La rivière qui irrigue les tarodières de Paparai, traverse cet endroit puis disparaît sous la falaise Tairuru (Mer protégée) pour y creuser un grand lac souterrain dont la profondeur peut atteindre sept mètres. Les chevrettes y abondent, atteignant une taille peu courante.



UNE CHASSE PRISÉE

Dans les années cinquante, les fêtes de Juillet, (Tiurai), se déroulaient souvent au fond de la vallée de la Nahoata. Sur place en effet, on pouvait trouver tout ce qu’il fallait pour se restaurer : des taro d’eau, des fē’i, des chevrettes dans la rivière et au fond de la vallée des cochons sauvages.


En effet, en période de disette, il n’était pas rare de quitter le lagon pour aller chercher, en rivière, des chevrettes, des nato (sortes de perches d’eau douce, qui descendent en mer pour frayer), des ‘ō’opu (poissons d’eau douce de couleur foncée, appelés cabots noirs en français qui se cachent sur les fonds de sable et de gravier des rivières, ).


On pratiquait plusieurs types de pêche pour collecter ces appétissantes chevrettes. Les plus joyeux et festifs randonneurs s’asseoient dans l’eau en chantant et tentent avec leurs mouvements de rabattre les chevrettes prudentes vers une zone où les pareu ont été installés comme des filets. D’autres, plus habiles, tentent de les repérer au fond et de les prélever avec un harpon réalisé localement, à 4 branches, appelé ‘āuri tara maha. Les pêcheurs habitués sont redoutables à ce jeu-là.


Enfin, certains utilisent une technique ancestrale, avec les fruits du hotu, arbre connu sous le nom scientifique de Barringtonia, très répandu dans toutes les Îles polynésiennes, sur les plages comme à l’intérieur des vallées. Or, le fruit du hotu, à la forme d’un cœur à quatre côtés, contient une amande riche en saponine, une toxine utilisée pour la pêche. Il suffit de répandre l’amande râpée dans l’eau afin de “neutraliser” les poissons ou les chevrettes. Cependant, ne le faites pas à proximité des murènes qui, au contact de cette substance, sont paradoxalement très excitées, voire agressives.


Ci-dessus, scène du milieu du 20e siècle, où un pêcheur de chevrettes guette sa proie avec un harpon réalisé localement, à 4 branches, appelé ‘āuri tara maha.


PRUDENCE À LA CONSOMMATION

Un parasite (nommé Angiostrongylus cantonen- sis) vivant dans les rats, les chevrettes et les escargots est à l’origine d’une vingtaine de cas de méningite à éosinophile chaque année en Polynésie. C’est l’utilisation de têtes de chevrettes crues pour la fermentation du coco rapé lors de l’élaboration du taioro et du miti hue qui est à l’origine de presque tous les cas recensés.

Les symptômes peuvent sembler banals : après deux semaines d’incubation en moyenne, le patient présentera des maux de tête, une photosensibilité (sensible à la lumière), des vomissements, diarrhées ou des nausées, un état grippal incluant fièvre et douleurs dans les mains ou les pieds... La maladie peut se développer jusqu’à la méningite (une inflammation des tissus qui enveloppent le cerveau), et nécessiter alors une hospitalisation.


La direction de la Santé invite à ne jamais consommer les crustacés crus et non préalablement congelés : chevrette, escargot, mollusques d’eau douce.


Une solution pratique et simple : congelez vos chevrettes crues au moins 48 heures avant de les utiliser pour préparer votre taioro ou votre miti hue. Le froid intense élimine le parasite, ce qui protège le cuisinier et sa famille. La cuisson élimine également le parasite. Profitez-en aussi pour retirer l’appareil digestif de la chevrette, reconnaissable à son apparence de fil noir qui s’étend d’une extrémité à l’autre du corps du décapode. Une fois cette étape réalisée, passez en cuisine : lait de coco, huile de coco, citron vert, re’a Tahiti sont déjà sur la table... sans oublier tous ces ingrédients que nous vous proposons pour renouveler vos recettes de chevrettes.






Vous souhaitez en savoir plus ?

Dossier à retrouver dans votre magazine Tama'a #18 - juin 2021

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