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1802-1960 Et la nacre de Polynésie s'empara du Monde

En ce début de 19è siècle, les nouvelles vont vite. Les gisements nacriers des îles du Pacifiques sud, découvertes autour de Tahiti par les explorateurs européens 30 ans plus tôt "sont miraculeux, inestimables, infinis". Très vite, un véritable trafic de la nacre puis de la perle fine s’organise. Les atolls des Tuamotu deviennent en quelques années son centre, et les Paumotu, apnéistes remarquables, les acteurs principaux d’une grande aventure : la plonge aux nacres. Trafic et commerce, plonge et vie aux Tuamotu, législation et recherches de solutions pour éviter l’extinction de l’huître perlière de Polynésie, unique au monde, tels furent les trois piliers de la grande histoire de la nacre de Polynésie, durant 150 ans.



Le capitaine anglais Samuel Wallis posa le pied sur Tahiti en 1767. Il ne fallut pas 35 ans pour que déferlent dans les eaux polynésiennes des bateaux de tous pavillons, chargés de commerçants, aventuriers, explorateurs... Les quelque 80 atolls et îles de Polynésie orientale sont alors peu peuplés, loin de tout, sans protection. Or, c’est là – et dans l’archipel Raromatai (Îles- sous-le-Vent) – que l’on récolte nacre et perles fines. Dès 1802, les lagons vont être exploités, pour certains « ratissés ». A partir de 1810, les premières exportations pour l’Europe ont lieu, via Sydney, San Francisco et Valparaiso. En 1828, l’Anglais Hugh Cuming identifie l’huître nacrière productrice de perles, une pintadine à lèvres noires unique aux lagons polynésiens. La postérité lui laissera son nom : pinctada margaritifera, variété cumingii.


Le commerce de nacres devient vite régulier, au point d’apparaître dans les relevés statistiques du Port de Papeete dès 1824. En 1826 à Hao, alors que la route maritime vers les Tuamotu du centre vient d’être explorée par un capitaine anglais, Charlton, l’Anglais Samuel Stutchbury ramasse, en quelques jours de pêche avec deux équipages, pas moins de 42 tonnes de nacres et 2,5 kilos de perles fines ! C’est tellement aisé. Et si bon marché. La reine Pomare n’est pas dupe et sait qu’en échange des nacres et des perles, les Paumotu reçoivent des étoffes, des denrées alimentaires, de l’alcool... d’une valeur jusqu’à 100 fois moins que ce qu’ils devraient. Mais que faire pour ces îles lointaines et ses populations démunies ?



Du trafic à la plonge

A Mangareva, le commerce des nacres débute en 1828, soit 2 années seulement après que Frederick Beechey, le premier Européen à avoir mis le pied sur l’île. Là comme ailleurs, les insulaires sont victimes d’un commerce déséquilibré. Cela ne dure toutefois pas, avec l’installation en 1834 à Mangareva de la première mission catholique de Polynésie, animée notamment par le père Honoré Laval.

En 1836, Charles Hector Jacquinot, commandant de la Zélée, un des navires de l’expédition Dumont d’Urville, racontait : « Les capitaines qui fréquentent ce groupe [d’îles] dans le but d’acheter des perles, accordent aux missionnaires d’avoir fait beaucoup de bien aux habitants [...] Mais aussi, ils les accusent d’avoir gâté le commerce et d’avoir renversé leurs spéculations. Avant leur arrivée, disent-ils, nous avions une assez belle perle pour un couteau, un collier ou un hameçon et aujourd’hui, pour le même article, nous sommes obligés de donner 20 ou 30 brasses d’indienne » (soit 1,624m de tissu peint ou imprimé, fabriqué en Europe). Parfois les intentions des religieux dévient : le mormon Benjamin Franklin Grouard, en 1845 à Anaa, épouse une native de l’atoll. Certes, il chasse les trafiquants et fait prendre à la pêche aux perles un bel essor. Mais s’il acquiert une véritable fortune, il s’en retourne aux Etats-Unis en 1852, le gisement d’huîtres perlières presque épuisé.



Les perles de Mangareva

En 1838, pas moins de 700 tonnes de nacre, d’une valeur de 100 000 francs, une fortune pour l’époque, sont exportés. 900 tonnes en 1839. Si la nacre envahit les pays d’Europe, prisée pour l’artisanat, la marqueterie, la boutonnerie bien sûr, un marché de la perle fine de Tahiti est créé dans les années 1845, tant cette gemme est prisée par les cours européennes. Grâce à l’impératrice Eugénie (1826-1920), épouse de Napoléon III, la perle noire acquiert en Europe ses lettres de noblesse, au point d’être surnommée la reine des perles, tant pour sa beauté que pour sa rareté. La chance de re- cueillir de belles perles dans les pintadines existe, mais elle est rare. On parle d’une belle perle pour 1000 à 5000 huîtres perlières ouvertes. Les plongeurs locaux, selon César Desgraz, secrétaire du Commandant Jules Dumont d’Urville sur l’Astrolabe, « connaissent les huîtres à grosses perles, les cachent et les gardent pour eux. Le roi Maputeoa, [de Rikitea], depuis qu’il en soupçonne la valeur, les enlève à ses sujets par droit de suzeraineté, lorsqu’il apprend qu’ils en possèdent d’une bonne taille et d’une eau [surface] limpide ».



La plonge, un système bien huilé

Si, au début du 19e siècle, il suffit de se plonger dans quelques mètres d’eau pour ramasser les pintadines, dès les années 1850 il faut désormais s’enfoncer, selon les atolls, à 5, 10 mètres, bientôt 20, et plus profond encore. A ce jeu dangereux, les Paumotu, grands apnéistes, deviennent les rois de « la pêche aux nacres ». La grande épopée de la plonge est née. A partir des années 1850, les meilleurs fonds, les meilleurs gisements de Polynésie sont connus, répertoriés et exploités. Surexploités, souvent. Avec toutes les techniques possibles disponibles à l’époque, les pêcheries à grande échelle se sont développées. Leurs responsables forment les insulaires. D’atolls en atolls, les goélettes déposent leurs équipes nomades et leur famille. Ils y restent le temps de faire le plein de nacres, à raison d’un baril environ par semaine et par plongeur. Ce dernier, pour tout matériel, n’a qu’un poids de plomb ou de corail et une corde, le long de laquelle il descend, dès l’aube. Il reste sous l’eau une à deux minutes, avant de remonter, son panier plein d’une quinzaine d’huîtres perlières.

L’importation des premières lunettes de plongée, en bois à lentilles de verre, vers 1908, facilite grandement le travail des plongeurs paumotu. Mais il faut cependant attendre les années 1930 pour que des accessoires en caoutchouc, tels que masques, lunettes ou palmes ne viennent compléter sa panoplie de travail.



Surexploitation & législation

Le plongeur travaille généralement à 25 mètres de profondeur, rarement plus profond. Il subsiste donc, au-dessous de 40 m des peuplements inviolés de pintadines. La richesse nacrière apparaît une nouvelle fois comme inépuisable. Cependant, l’arrivée du scaphandre dans les années 1880 permet un pillage en règle des gisements de pro- fondeur. Les réserves nacrières s’épuisent au fil des saisons de plonge. Plus de 1000 tonnes sont exportées en 1919. Un record renouvelé en 1924. Il faut intervenir.


En 1880, un rapport du gouvernement français estime que 15 000 tonnes de nacres ont été recueillies depuis 1830. Chaque saison, 700 tonnes de nacre en moyenne sont pêchées dans les Tuamotu. Or, 4000 personnes (pêcheurs, artisans, marins...) dépendent de cette industrie. Sans législation, des populations entières seront privées d’une ressource devenue essentielle. Un premier arrêté est pris en 1874, réglementant la pêche en imposant des conditions de taille et de poids pour les huîtres perlières récoltées. Puis, en 1883, le ministre français de la Marine et des colonies charge le naturaliste Germain Bouchon-Brandely (1847-1893) d’une recherche sur la condition des bancs et la façon de les améliorer. Son travail est remarquable. Dès 1885, dans son rapport, il préconise une stricte réglementation de la saison de pêche des nacres et perles.

L’administration y sera sensible. De nouvelles règles d’exploitation des gisements, sont édictées. Sauveront-elles la pintadine de l’extinction ?


Les dernières années de la nacre

En 1900, le constat est clair : 30 lagons sur 47 abritant des gisements nacriers sont encore très producteurs mais l’épuisement à terme est programmé. La protection de la pintadine ne suffit pas, mieux connaître son mode de vie de- vient essentiel. Tandis qu’un ostréiculteur d’Arcachon, Simon Grand, est engagé pour tenter de comprendre comment améliorer la survie des jeunes huîtres perlières, Léon-Gaston Seurat, naturaliste du Muséum d’histoire naturelle, crée à Rikitea entre 1902 et 1906 un laboratoire de recherches zoologiques. Il y définit de nouvelles tailles minimales de ramassage.


Des réserves temporaires ou fixes sont à nouveau établies dans les lagons, ainsi qu’une période de repos annuel, l’ancien rahui des Polynésiens pour nombre d’espèces de poissons, qui correspond à la période de reproduction et de ponte.


Au début du 20e siècle, les chercheurs ont compris que la nouvelle richesse, avant les perles, avant les larges nacres, sont les nais- sains, ces larves par millions appelées à grandir, mais qui trop souvent meurent dans leurs premières semaines de vie. A Apataki, François Hervé (1916-1935) entreprend avec succès leur culture, en 1920. Il abandonna faute de moyens. Un mal pour un bien : la demande en nacre s’effondre avec les deux guerres mondiales et la grande dépression. L’idée d’un élevage des pintadines a néanmoins fait son chemin.



L’espèce est sauvée

Créer des réserves naturelles, collecter les larves, protéger les lagons reproducteurs, telle est la mission de Gilbert Ranson, du Muséum national d’histoire naturelle. En 1953, durant 7 mois, il va tenter des captages dans le lagon d’Hikueru. Dès 1955, des réserves surveillées sont créées dans tous les lagons reproducteurs de Polynésie. Dès 1957, le Service de la Pêche, rattaché au Ministère de l’agriculture, entreprend d’appliquer la réglementation définie selon les recommandations de Ranson. Ce travail, ainsi que les transferts d’huîtres perlières d’un la- gon à un autre à partir de 1959, assurent le sauvetage de l’espèce. Il est assuré par le vétérinaire Jean-Marie Domard.

Dans le même temps, avec la construction de l’aéroport de Tahiti-Faa’a, au début des années 60, puis celle du Centre d’Expérimentation de Polynésie (CEP) pour les essais nucléaires, la population de plongeurs se détourne peu à peu de cette activité historique. Cela coïncide avec le triomphe du polyester, très bon marché, sur la nacre. Seuls 10 tonnes sont exportées en 1960 : le plastique a eu raison du coquillage. Une nouvelle aventure pouvait débuter pour les lagons et les huîtres perlières, avec le défi de la perle de culture de Tahiti.


Sources : recherches de doctorat d’histoire économique de Patrick Seurot (Nacres et perles en Polynésie française. 1801-1920. Economie, société, culture).







En librairie actuellement Perle de Tahiti : l’histoire exceptionnelle d’une perle unique au monde, 2022, 148 pages, 3 290 F






Nacre : de L’OMBRE à la LUMIÈRE

La perle noire de Tahiti est incontestablement le trésor de nos lagons. Mais elle n’est pas la seule à qui l’on pourrait décerner ce titre. Les coquilles de nacre des huîtres perlières à lèvres noires dont elles sont issues, Pinctada margaritifera de leur nom scientifique, trop souvent considérées jusqu'à présent en Polynésie comme un sous-produit de la production de perles, voire un déchet par les perliculteurs, sont pourtant susceptibles d’offrir de très intéressants débouchés.

Dans un contexte économique faisant état d’un secteur perlier en grande difficulté, plombé par des cours baissiers depuis les années 1990 et historiquement bas durant les deux dernières années avec des exportations divisées par deux en 2020 et une production qui se réduit elle-même fortement, la Direction des ressources marines (DRM) s’est engagée depuis 2017 dans un processus de revalorisation de la filière de la nacre noire de Polynésie. Cet important travail, fondant le programme Éconacre, venu s’adosser à une étude approfondie, a d’ores et déjà permis de dégager de nombreuses voies de valorisation et d’enclencher des projets très concrets. Tour d’horizon.



À L’OMBRE DE LA PERLE...

La nacre a toujours été traditionnellement utilisée au fenua en tant que matériau entrant dans la confection d’outils (hameçons, râpes, cuillères...) ou encore pour ses qualités es- thétiques dans l’ornementation de costumes ou d’accessoires de cérémonie ainsi que dans la marqueterie. Appréciée pour son aspect opalescent et irisé, elle a plus récemment intéressé l’industrie du luxe, lorsque cette dernière s’est développée. Aujourd’hui, ses usages principaux se recensent dans la bijouterie, la fabrication de petits accessoires de mode (accessoires pour cheveux, lunettes, poudriers, éventails...) et surtout de boutons ainsi que dans l’horlogerie et la coutellerie.


Pénalisée par le succès de la perliculture

Mais après avoir connu une période d’abondante exploitation à la fin du XIXe siècle, le développement de la perliculture a fortement contribué à dévaloriser la nacre. Au pays de la perle noire, la transformation et la commercialisation de ces coquilles de nacre, « en qualité de coproduit de l’activité de la production perlière », se trouvent depuis lors étroitement corrélées à cette dernière. Autrement dit, lorsque les cours de la perle sont au beau fixe ou en plein essor, les coûts de valorisation de ces coquilles sont perçus comme trop importants par les professionnels de la filière. Considérées le plus souvent comme des déchets, elles leur apparaissent « difficiles à manipuler, à stocker, à trier et à transformer » et nécessitent trop de temps, d’équipements et de main-d’œuvre, au- tant de ressources que ces professionnels ont par ailleurs du mal à mobiliser : le produit est peu rentable (y compris lorsqu’il s’agit de commercialiser la chair de l’animal pour l’alimentation humaine sous forme de korori), comparativement au potentiel économique des perles. Cette approche des choses a amené la plupart des professionnels du secteur (PPP – producteurs de produits perliers – comme PHP – producteurs d’huîtres perlières – certains disposant des deux cartes professionnelles) à une sous-estimation de la valeur intrinsèque de ces coquilles, mais également et par voie de conséquence à sous-estimer aussi les revenus qu’ils pourraient en retirer tout « en négligeant les possibilités de meilleure valorisation de la nacre ». Un cercle non vertueux... qui se mordait littéralement la queue depuis bon nombre d’années.