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2019, année Tupai’a… en route vers l’ouest

Un tahu’a ma’ohi à bord de l’Endeavour

Textes : Patrick Seurot


Tupaia sait se rendre indispensable auprès de Banks, au point que son embarquement à bord de l’Endeavour devient une évidence. Bientôt, Tupai’a, accompagné par son fils adoptif Taiata, devient membre de l’équipage de James Cook. Durant les mois qui suivirent, avec plus ou moins de succès, il guida l’Endeavour dans les eaux du grand Pacifique sud et acquis sa légende.



En mai 1769, comme vous l’avez découvert dans InstanTANE #05, l’équipage de l’Endeavour prépare l’inspection du passage de Vénus, prévue les 3 et 4 juin, après deux semaines de pluie intense. Quelques épisodes de vol d’objets et de sanctions imposées par les Anglais fragilisent pour quelques heures ou quelques jours la bonne entente entre Cook et les autorités tahitiennes, surtout celle de Tutaha, le nouvel homme fort de l’île.


Mais Tupaia (que l’on re-trouve écrit dans les manuscrits sous différentes formes, de Tupia à Toobyah) reste toujours disponible et attentif, « conscient de ses responsabilités d’intermédiaire officiel » selon les termes

de Joan Druett, écrivaine formidable, auteur de Tupaia, le pilote polynésien du capitaine Cook*, paru en 2010

et traduit par Henri Theureau et Luc Duflos en français en 2015 pour ’Ura éditions Tahiti. Un livre indispensable

à chaque foyer polynésien désireux de redécouvrir son passé. Les lignes qui suivent sont largement empruntées à cette édition, ainsi qu’à l’édition anglaise et à quelques livres et articles que nous vous recommanderons en fin d’année.


Fin diplomate et fidèle ami

« Tupaia restait avec nous tout le jour et passait la nuit dans la pirogue d’Oberea » (Purea, femme de Amo, ari’i de Papara et héritier de la grande famille des Teva), rapporte Banks, tan-dis que Solander détaille même qu’il retrouvait la nuit sa « poupée », compagne d’alors, Apupu. Tupaia, à plusieurs reprises, en évitant que des querelles s’enveniment ou en retrouvant des objets volés, fait preuve de sa fidélité.


Le 4 juin 1769 était le jour de l’anniversaire du Roi Georges. Cependant, l’observation du passage de Vénus

avait retardé le retour au fort de la Pointe Vénus de plusieurs scientifiques de l’expédition et il fut remis au lendemain. La fête fut si somptueuse que les Tahitiens en furent impressionnés : tandis que Wallis, malade durant tout son séjour, avait fait plus pâle que bonne figure, Cook avait invité les principaux chefs tahitiens et fait porter de nombreux toasts à la santé du roi. Comme Banks le relata, « Tupai’a s’enivra de la façon la plus énorme », comme d’autres chefs. Comme eux, il supporta mal son état pitoyable du lendemain (est-ce là avoir la description par Banks de la première gueule de bois en Polynésie ?). Toujours est-il que ce fut la dernière fois que Tupaia but une goutte d’alcool.


Le départ est programmé

Tout en réalisant le tour de l’île pour la cartographier, Cook était impatient de revenir à Matavai pour appareiller. Quant à Tupaia, il sait depuis le 18 avril 1769 qu’il a un choix à faire. Un retour dans son île de naissance, qu’il avait quitté, exilé, depuis 1760 et la victoire des guerriers de Bora Bora qui avaient saccagés le marae sacré de Taputapuatea ne manquerait pas de panache. Quant à Tahiti, les problèmes politiques mis entre parenthèses depuis l’arrivée de l’Endeavour ne manqueraient pas de resurgir bien vite.


Sa position de grand prêtre ne le protégerait pas des rivalités et des vengeances. Lui, ancien confident de Purea, appelant au meurtre du chef Tutaha en 1768 qu’il servait désormais, pouvait devenir une cible privilégiée. Enfin, en tant que membre de la société des Arioi, il n’avait pas de famille dans ces archipels, sinon un fils adoptif, Taiata, qu’il emmenait avec lui s’il partait sur le navire anglais. Cependant, c’était un long voyage, pas forcément sans retour, mais s’il avait échangé avec Cook et les autres officiers, il avait sans doute pris conscience qu’il lui faudrait aller au bout du monde.



Tupaia, essentiel à la suite du voyage

Banks avait de son côté prévu que Tupaia ferait partie du voyage. Il lui avait même réservé une des meilleures couchettes à bord de l’Endeavour, arguant, pour faire taire les mauvaises langues, de toute sa supériorité d’homme de la bonne société londonienne. « Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas le garder comme une curiosité (à Londres, Ndlr), de même que mes voisins entretiennent des lions et des tigres à un prix bien supérieur à celui qu’il me coûtera jamais. »


Il est impératif de replacer cela dans l’esprit de la fin du 18e siècle, où l’homme européen domine le monde, s’approprie ce qu’il découvre et, au faîte de sa puissance, regarde le monde, hommes, plantes et animaux, uniquement du haut de sa supposée supériorité. En homme de science, transparait cependant la prise de conscience de l’énorme avantage que représenterait pour les Anglais la présence de Tupaia à Bord.


Le capitaine James Cook, d’abord réticent, l’avait admis plus directement encore :

« Cet homme était avec nous la plupart du temps que nous avons passé dans l’île, et qui nous a donné l’occasion de le connaître un peu […] Nous avons trouvé qu’il était une personne très intelligente qui connaissait la géographie des îles situées dans ces mers, leurs ressources, les religions, les lois et les coutumes de leurs habitants, mieux qu’aucune autre personne que nous avons pu rencontrer. »


La mémoire de ses pères

Tupaia avait été formé à la navigation astronomique. Comme le décrit si bien Joan Druet, « il savait nommer les étoiles zénithales et les constellations, et s’orienter selon leur lever et leur coucher. Sa connaissance du Pacifique tropical englobait une foule d’îles disséminées à la surface d’une vaste étendue marine, encore pratiquement vide sur les cartes européennes. Pour preuve de cela, il avait récité à Robert Molyneux les noms de cinquante-sept de ces îles, que le maître avait recopiés selon la phonétique anglaise, soigneusement, et il avait ajouté de brèves descriptions, comme le nombre de jours qu’il fallait pour s’y rendre ». « Tobia a vu nombre de ces îles

et il en connaît bien d’autres par tradition orale, qui ne sont pas ici mentionnées », conclut Molyneux dans ses notes.


Alors que l’Endeavour devait appareiller le 9 juillet, deux marins de Cook, Clement Webb et Samuel Gibson manquaient à l’appel le matin du départ. Ils avaient fui dans les montagnes avec leurs compagnes tahitiennes

et des guerriers. James Cook prit d’emblée en otage les chefs présents vers le fort de la pointe Vénus et exigea qu’ils lui soient ramenés. Cela fut fait, une nouvelle fois grâce à Tupaia, mais les chefs avaient été offensés

et quittèrent les lieux. Le 12 juillet au matin, « Aucun des Indiens ne vint nous nous, écrit Parkinson, sauf Toobaiah, qui est une sorte de grand-prêtre de Otaheite, et il a l’intention de partir avec nous ».


Banks ne cache pas sa satisfaction : « Ce matin, Tupaia est venu à bord ; il a renouvelé sa résolution de venir avec nous en Angleterre, et cette décision me donne grande satisfaction. C’est à n’en pas douter un homme fort honnête, bien né, chef Tahowa (tahua’a : prêtre, savant, spécialiste, initié) ou prêtre de cette île, et conséquemment instruit des mystères de leur religion ; mais ce qui, plus que tout, nous rend sa présence désirable est son expérience dans l’art de la navigation que possède ce peuple, et sa connaissance des îles de ces mers : il nous a donné les noms de plus de 70 d’entre elles, qu’il connaît pour la plupart car il s’y est rendu lui-même. »


Tupaia savait-il qu’il ne reviendrait jamais ?

James Cook avait avisé les chefs tahitiens de

sa décision d’appareiller le 13 juillet avant midi. Tupaia avait pris ses quartiers le 12 au soir à bord du navire.

A 10h, les marins remontèrent la dernière ancre. Des pirogues qui entouraient le navire montaient des chants d’adieu, de deuil et des gémissements. Tupaia pleurait lui aussi, selon Banks : « Tupia, qui malgré tous ses doutes avait fini par prendre la résolution de nous ac-compagner, versa quelques larmes sincères. » Tupaia salua les pirogues qui suivaient le sil-lage du navire jusqu’à les perdre de vue. Après un dernier regard sur les montagnes de Tahiti, il quitta l’arrière du navire, redescendit sur le pont mouvant et, selon Banks, « ne montra pas d’autres signes de préoccupation ou de souci ».


Tupaia se familiarisa bientôt avec les rituels en cours sur un navire anglais d’exploration et de science, mais à la discipline toute militaire. Ainsi le 14 juillet au matin, les deux déserteurs Webb et Gibson furent-ils punis chacun de deux douzaines de coups de fouet.


Avec l’aide des dieux

Alors qu’il avait vérifié dans le sillage du na-vire qu’il voyait bien le profil de Tahiti et que la route empruntée suivait un bon cap. Tandis que le vent faiblissait, raconte Parkinson, il re-vêtit sa cape de prêtre et invoqua Tane, pour avoir un vent porteur. Après s’être agacé, le vent devint favorable et Tupaia fut content. Banks complète cette description : « Notre Indien priait souvent que Tane lui envoie du vent et se vantait aussi souvent auprès de moi du succès de ses suppliques. Pour l’Anglais, Tupaia ne faisait jamais sa prière avant que le vent n’ait montré des signes favorables. En fait, comme Joan Druett l’affirme, « Tupaia savait réellement prédire le vent et savait s’il allait être favorable ou non ». Parce qu’il savait lire les signes de Moana, qui étaient parfaitement inconnus des Anglais.


Après avoir aperçu Tetiaroa au nord et délaissé Moorea au sud, ils poursuivirent leur route vers Huahine.

Le 15 juillet, l’un des chefs de l’île, le gigantesque Ori, demanda à Cook de mettre ses canons à disposition de ses guerriers pour infliger une punition inoubliable aux gens de Bora Bora. Roberts décrit sa colère :

« Il exprimait un grand désir de nous avoir aller tuer les gens de Bollo Bollo chaque mois leur voler leurs biens et tuer tous ceux qui leur résistent. » Comme les récits des savoureux journaux anglais le raconteraient après le retour de l’Endeavour, « dans ces îles proches de Tahiti, le nom de l’homme de Bolobolo (Bora bora) leur inspire la plus grande terreur ! » Mais Cook n’avait aucune intention de se mêler aux conflits locaux et, malgré le talent de Tupaia qui souhaitait sans doute lui aussi se venger, il passa à un autre sujet.


Retour à Raiatea

Tupaia pilota l’Endeavour jusqu’à un mouillage sûr devant Fare, évitant ainsi d’utiliser le plomb de sonde, peu efficace sur des fonds piquetés de patates de corail imprévues. Une fois les officiers anglais présentés aux chefs de l’île, il les délaissa durant deux jours, remplissant son rôle de grand-prêtre et de diplomate, visitant chefferies et marae.


Le 18 au matin, ils se dirigèrent vers Opoa, haut lieu abritant le site de Taputapuatea, le marae le plus sacré du triangle polynésien, au sud-est de Raiatea. Arrivés à terre, Cook et Tupaia apprirent que les guerriers de Bora Bora occupaient l’île entière et que leur chef, Puni, régnait depuis Taha’a. Parkison raconta le mépris que Tupaia avait pour les gens de Bora Bora : « D’après Toobiah, les chefs de Otaheite et des îles adjacentes avaient, il y a quelques années, banni ceux de leurs criminels convaincus de vol ou autres crimes ne méritant pas la mort, sur une île proche appelée Bolabola, encore inhabitée et quasi désertique »… Quand on veut charger un adversaire redouté, autant ne pas se priver !



Le 1er août, après une éprouvante semaine à remonter contre le vent, ils purent enfin profiter d’un mouillage sécurisé dans la baie de Haamanino. Puni avait donné l’ordre à ses guerriers d’accueillir Tupaia et les Anglais avec respect. Comme le nota James Burney, second Lieutenant de James Cook en 1771 à bord de l’Adventure, Puni avait en fait aussi peur de Tupaia accompagné des Anglais que Tupaia avait peur de lui.

Tupaia put ainsi se promener librement sur ses anciennes possessions foncières.


Le voyage vers l’ouest commence

Le mardi 8 août 1769, l’Endeavour pouvait quitter Raiatea, le plein de vivre et les réparations sur la coque effectués. Mais c’est le 9 qu’ils levèrent l’ancre, les vents étant favorables. Banks, toujours poétique, écrivit :

« Nous voilà lancés sur l’océan en quête de ce vers quoi le hasard et Tupaia voudront bien nous mener. » Parkinson était mieux informé : « Le 9 août nous levâmes l’ancre et depuis cette baie fîmes route vers le sud, pour voir ce que nous pourrions y découvrir, conformément aux consignes de l’Amirauté. » (cf. InstanTANE #5, p. 29). C’est pourquoi Cook sans mépris pour Tupaia mais en respectant les consignes qui lui avaient été ordonnées en seconde partie de mission, écrivit dans son journal de bord : « c’est vers le sud que j’ai maintenant l’intention de mettre le cap. »


L’Endeavour devaient trouver le légendaire continent austral, Terra Australis Incognita, qui selon les scientifiques était nécessaire pour contrebalancer le poids de l’Europe et de l’Asie. C’est dans le Pacifique sud qu’il devait être. Cook devait descendre jusqu’au 40e parallèle. S’il ne découvrait pas le continent austral, alors il devait remonter vers le nord et accomplir la 3e partie de sa mission : explorer la côte est de la Nouvelle-Zélande. Dans les mois qui ont suivi, Tupaia eut le loisir de nommer les îles qui peuplaient le Pacifique sud. De l’aveu même de Cook, qui recopia ses notes et la liste de Tupaia fin mars 1770 :


« la liste ci-dessus a été copiée sur une carte des îles dessinée de la main même de Tupaia ; il nous a fait un jour l’énumération de près de 130 îles, mais n’en a placé que 74 sur sa carte. »



Le portrait de Tupai’a

Après les furieux combats contre les guerriers de bora Bora et son exil de Raiatea à Tahiti en 1760, Tupai’a est devenu le conseiller de la reine Purea. Alors, quand le Dolphin entre dans les eaux de la baie de Matavai et une fois passé l’épisode traumatisant des canons et de la mitraille anglaise qui décima Tahitiens venus par centaines à bord de leurs pirogues, il était temps de faire les présentations.


Wallis a souffert du voyage. Il est malade et faible quand il arrive en juin 1767 à Tahiti. Or, des alliances sont nécessaires à Purea et son mari Amo, l’ari’i rahi de Papara, représentant les Teva i Uta (Teva-de-la Montagne), pour renforcer leur pouvoir face aux revendications d’autres chefs de l’île, ceux du nord en particulier (la future famille Pomare, dont l’oncle de Tu, Tutaha) et ceux de la Presqu’île, avec le puissant Vehiatua de Taiarapu, descendant des Teva i Tai (Teva-de-la-mer).


Sydney Parkinson, dessinateur de James Cook à bord de l’Endeavour, a représenté le valet, page, ou fils adoptif de Tupaia, nommé Taiata, en train de jouer de la flûte nasale. Il est déconcertant de voir que les archives, quelles qu’elles soient, n’ont jamais livré de portrait identifié de Tupaia. Cela ne veut pas cependant dire que les artistes n’aient pas cherché à le représenter.


Purea a cherché à rencontrer Wallis dès le 25 juin. Si elle a pu monter à bord du Dolphine, début juillet, la première rencontre officielle avec les Anglais a lieu une dizaine de jours après les affrontements de la baie de Matavai.


Deux gravures représentent ainsi Purea et sa suite rencontrer Tobias Furneaux, sous lieutenant de Wallis à bord du HMS Dolphin, sur la plage de Matavai, près de la rivière. C’était le 27 juin 1767. Wallis était encore trop malade pour descendre à terre. Après lui avoir présenté le fe’i de paix, un long tapa fut offert au sous-lieutenant, présent d’une grande valeur. Derrière Purea, après les servants de la première dame de Papara, drappé dans sa tunique en tapa très fine et très claire, Tupaia est présent.


Nous ne connaîtrons sans doute jamais son visage, mais c’est une consolation que de le savoir présent sur des gravures vieilles de deux siècles.



InstanTANE n°07 – juin 2019


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