Entre gastronomie et physico-chimie, repenser la cuisine de demain
- 28 juil.
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Gastronomie, physique et molécules : voilà une union aussi improbable que judicieuse ! Innovante, elle s’appuie sur un précepte pourtant vieux de 2 400 ans : allier plaisir, bien-être et santé. Rationnelle, elle vise à repenser la cuisine de 2050. Futuriste, elle s’inspire des voyages spatiaux pour reconsidérer notre alimentation sur Terre. Qui sont-ils, ceux qui bousculent les acquis de la cuisine d’hier et d’aujourd’hui ? L’un est un chef cuisinier renommé : Thierry Marx. L’autre est un physico-chimiste féru de cuisine moléculaire : Raphaël Haumont. Un duo qui nous emmène loin, dans un voyage de saveurs et d’explorations, où l’esprit se questionne, s’éveille et s’émerveille, bien sûr, sans garder les pieds sur terre !
© Texte et photos : Doris Ramseyer

De la physico-chimie à la cuisine
Pourquoi utilise-t-on une casserole pour cuire nos aliments ? À quoi sert un fouet en cuisine ? De combien de branches doit-il être muni ? Est-ce que le jaune d’un œuf cru se trouve en haut ou en bas de sa coquille ? Bien plus qu’une conférence sur la cuisine moléculaire, c’est un questionnement que Raphaël Haumont suscite auprès de son auditoire. Depuis plusieurs années, le scientifique et le chef cuisinier Thierry Marx ne cessent de transmettre leurs connaissances aux médias, mais aussi à un large public, tout en stimulant son éveil, sa curiosité et sa créativité.
Au départ, Raphaël voulait être professeur, tout en étant passionné de cuisine depuis tout petit. Aujourd’hui, il est chercheur en physico-chimie des matériaux, professeur à l’université Paris-Saclay, où il dirige la chaire universitaire, « Cuisine du futur » ; il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages qui combinent sciences et cuisine. C’est un homme curieux, qui se questionne en permanence sur le pourquoi des choses, en s’efforçant de les comprendre : en cuisine comme en physico-chimie, il y a des actes de transformation ; ça gélifie, ça coagule, ça change de couleur, il y a des arômes qui apparaissent. C’est donc tout naturellement que la science des matériaux s’avère être un plus en gastronomie.
Cuisine moléculaire et spectaculaire : réalisation d’un sorbet inédit à l’eau de coco, glacé en quelques secondes grâce à l’azote liquide.
Sa rencontre avec le chef étoilé Thierry Marx il y a 15 ans est presque une évidence, comme leur complicité : Thierry a beaucoup d’humour, on partage les mêmes références cinématographiques, c’est quelqu’un de très curieux, drôle et humble. C’est un modèle, un mentor, un « sensei » , au regard de notre attachement commun au Japon, c’est-à-dire « celui qui est venu avant, qui a vécu et appris, et qui, modestement, peut transmettre ». En 2013, ils créent ensemble le CFIC (Centre français d’innovation culinaire), étant ainsi à l’initiative d’un nouveau lien entre le monde de l’artisanat et de la recherche.
Cuisine spatiale
Sollicités par le CNES (Centre national d’études spatiales), le chef et le scientifique concoctent en 2021 des plats d’exception pour la mission Alpha. L’astronaute Thomas Pesquet et son équipage se régaleront de recettes hautement savoureuses (car, en apesanteur, la perte du goût est inévitable), adaptées aux spécificités d’un voyage hors norme.

Plus loin, plus haut, plus audacieux aussi, il y a les projets de conquête sur Mars et de stations de vie lunaires. Ça bouscule les codes et ce que pensent les gens, note Raphaël, qui poursuit : hormis les substituts en protéines animales qui seront embarqués, l’alimentation à moyen terme devra être fabriquée in situ, dans des serres autonomes en eau et en énergie. Ces plantes de l’espace devront être riches en protéines, zéro déchet, pousser rapidement en prenant peu de place, et absorber le moins d’eau et d’énergie possible, comme a priori le chou kale et les champignons. Voilà de vraies réflexions qu’on aurait dû avoir sur terre il y a 50 ans, avant de l’envahir avec des plantes telles que le soja, le riz et le blé, dont on ne consomme que 8 % ! Travailler pour l’espace, ça permet de revenir sur terre avec plein d’astuces, des solutions et du bon sens, confie Raphaël.
La cuisine de 2050
Un sorbet glacé créé presque instantanément, émergeant d’un nuage cotonneux et glacé d’azote, sous les yeux d’un auditoire ébahi : la scène évoque celle d’un magicien. Pourtant, la cuisine du chercheur reste extrêmement rationnelle : à son goût, il est urgent de retrouver du discernement dans notre alimentation moderne envahie par le gaspillage, les faux-goûts et les additifs.
En 2050, on sera plus de 9 milliards sur terre, avec des problèmes climatiques et de ressources en eau, ainsi que des déchets difficilement gérables. On ne peut plus continuer à consommer autant de viande ni à cuisiner ainsi, tant au niveau de la gastronomie, de l’agriculture, que de l’agro-industrie. Fort de ce constat, le CFIC se veut un lieu de réflexion, un cerveau collectif en permanente ébullition autour d’une question principale : quelle sera la cuisine du futur pour 2050 ?

Le premier axe de travail consiste à repenser les recettes et les aliments : mieux végétaliser et désucrer l’assiette, tenir compte des maladies actuelles (comme le diabète de type 2), et s’approprier le concept développé par Archestrate, qui, dans l’Antiquité, définissait la cuisine comme une somme de plaisirs, de bien-être et de santé.
Manger mieux, mais sans oublier que la cuisine, c’est avant tout du plaisir et de l’émotion, rappelle le scientifique.
Le deuxième axe concerne les outils de cuisson pour demain, et interroge la pertinence des ustensiles, comme le fouet, les robots ménagers (onéreux et énergivores), ou la casserole, qui pourrait chauffer moins et de manière plus homogène. Faire cuire ses aliments dans une eau à 85 °C, idéale pour tous les légumes (au lieu des habituels 100 °C), permettrait de réduire l’énergie utilisée de 15 °C. Un gain énorme à l’échelle de milliards d’individus !
Troisième axe : le zéro-déchet. Devant son auditoire surpris, le physico-chimiste perce d’un coup de paille une coquille orangée pour aspirer l’eau qu’elle contient. Cette sphère 100 % biodégradable n’est autre que la peau d’une orange transformée, très riche en gélifiant naturel, devenue un contenant composite en séchant avec une algue à la fois dure et caoutchouteuse. Si elle évoque le plastique, elle n’a rien à voir avec celui qui s’est immiscé dans notre quotidien, amené à se dégrader durant plusieurs vies d’hommes, partant à l’assaut de nos mers, de notre terre, et de nos organismes.

Les mots favoris de Raphaël s’appellent biomimétisme et bio-inspiration. Observer la nature.
À l’image de ce contenant inédit. Ces créations sont actuellement des prototypes dont on teste la solidité, le temps de dégradation, etc. Il va falloir partir à 90 degrés dans une innovation de rupture pour celui qui fabrique de façon linéaire des emballages plastiques. Ce n’est plus incrémental, énonce le scientifique.
Des produits locaux inspirants
Pour leur premier séjour en Polynésie française, Raphaël et Thierry découvrent un vrai potentiel novateur. Le chercheur s’émerveille devant la noix de coco 100 % zéro déchet : il y a « l’emballage », la partie comestible (eau et chair), l’arbre qui retient la terre : c’est un vrai beau modèle. Au-delà de la rencontre humaine – les visiteurs sont charmés par l’accueil, les sourires et les fleurs –, ils partent à la rencontre des produits, entre autres, de la vanille et du taro. Raphaël se questionne sur la manière de cuisiner la vanille, si délicatement parfumée, sans perdre ses arômes floraux. Fasciné par le légume-racine, il note : dans le taro, tout se consomme, la racine comme la feuille, semblable à de l’épinard. Le côté gluant, gélifiant, est très intéressant, et donne des idées incroyables, comme de réaliser une mayonnaise végétale avec cet amidon !

Le taro lui apparaît fade : une saveur à part entière au Japon. En arrière-goût, il détecte des notes d’artichaut, un côté végétal, un peu minéral et terreux. Le taro mérite qu’on s’approprie le produit. Explorons sa texture presque comme un goût, et apprécions intellectuellement sa saveur.
Chimiste ou poète des saveurs, Raphaël parle de parfumerie culinaire, de notes aromatiques et de l’existence d’une infinité de goûts, sources d’une créativité extraordinaire qu’il exprime, notamment, avec le food pairing. Il s’agit d’une méthode d’association des saveurs qui identifie les molécules aromatiques responsables d’un goût. Ainsi, mangue et fruit de la passion partagent une cinquantaine de molécules communes, stimulant les mêmes récepteurs du goût : le cerveau détecte alors un accord idéal. Il en va de même pour la figue et le café, le chocolat et le concombre, le saké et le Comté, etc.
Ces associations fonctionnent en théorie, mais sont à préparer avec les bonnes proportions et textures pour un mariage réussi. En alliant plaisir, bien-être et santé. Dès aujourd’hui, en se tournant vers la cuisine de demain.












