top of page

Le fenua & l'après-covid, entretien avec Stéphane Chin Loy

Stéphane Chin Loy, président de la CCISM


© Textes : Virginie Gillet


Si l’on devait choisir un titre de roman pour évoquer de manière aussi lapidaire qu’incisive le premier semestre de l’année 2020, « Stupeur et tremblements » d’Amélie Nothomb pourrait être l’un des tout premiers à nous venir à l’esprit tant la crise sanitaire liée au Covid-19 aura été aussi imprévisible que lourde de potentielles conséquences.


À la fois premier témoin et acteur de la vie économique polynésienne, Stéphane Chin Loy, réélu président de la CCISM (la Chambre de Commerce, d’Industrie, des Services et des Métiers) en 2018 après y avoir déjà œuvré à plusieurs niveaux depuis les années 90, a accepté de nous livrer sa vision du monde entrepreneurial post-confinement en compagnie de Mike Ah Tchoy, directeur général.


D'abord, que disent les chiffres aujourd'hui ?

Stéphane Chin Loy : “Les chiffres, à ce jour, ne démontrent pas encore la réalité de la crise grâce aux aides qui ont été mises en place par le Pays et l’État. Je pense qu’il faudra attendre au moins 6 mois pour avoir une idée déjà plus précise de l’impact réel avec sans doute une répercussion dans les statistiques dès juillet/août. Aujourd’hui, on n’a pas encore véritablement constaté de radiations effectives du fait de l’existence de ces dispositifs de soutien à l’économie, aux entreprises et aux salariés. Pour certaines grosses structures comme des hôtels, une fermeture pendant un certain temps ne va pas forcément signifier une radiation à terme ; il peut s’agir d’une période mise à profit pour des travaux de rénovation par exemple. En revanche, pour les petites entreprises cela risque de s’avérer beaucoup plus difficile de se relever s’il n’y a pas de reconversion.

En un mot, les entreprises ne se sont pas encore déclarées en cessation de paiement ou d’activité, mais cela pourrait prendre la forme d’une vague massive dans quelque temps.

C’est encore très difficile à discerner.

Quels sont les secteurs d'activité les plus susceptibles d'être lourdement touchés ?

Stéphane Chin Loy : “On pense bien sûr au tourisme mais ce sera en réalité une remise en question de l’ensemble des secteurs d’activité. Les économistes sont tous d’accord pour dire que cela dépendra aussi beaucoup de la durée des choses, de la vitesse à laquelle les différentes activités pourront reprendre. Et, si après la reprise, malgré les aides et les prêts garantis par l’État, les entreprises ne parviennent pas à avoir le même volant d’affaires qu’antérieurement, de nombreuses questions vont se poser. Les situations sont également multiples, très différentes d’une société à l’autre. Tout dépend si le chef d’entreprise est locataire, de l’état initial de sa trésorerie, de la marge de manœuvre dont il dispose pour « réduire sa voilure ». Les événements seront aussi influencés par le choix des mesures qui devront être prises pour relancer les activités (comme les exonérations d’impôts sur lesquelles misent certains pays, mais que nous ne pourrons pas forcément nous permettre).

En attendant, tout doit être fait pour inciter les entrepreneurs à réfléchir sur leur modèle économique, leur secteur d’activité.

Si le rebond du tourisme était un peu plus long qu’espéré et qu’ensuite il n’enregistre plus pendant longtemps le même niveau qu’avant, que se passera-t-il ? Nous sommes là pour envisager tous les cas de figure.

Mike Ah Tchoy :

“Au-delà du secteur, les entreprises qui souffriront le plus seront celles qui auront du mal à s’adapter et à faire évoluer leur gestion, celles qui auront par exemple des problèmes pour renégocier des délais de règlement ou des difficultés diverses pour prendre les mesures qui leur permettraient d’évoluer plus sereinement. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous parions beaucoup, à notre niveau, sur la mise à niveau des compétences afin de mieux appréhender les choses et les anticiper.

L’adaptabilité va être l’une des clés pour pouvoir rebondir ; ce qui va devoir entraîner un changement de mode de pensée et de fonctionnement. Cela va des réorientations potentielles d’investissements à une remise aux normes ou une amélioration des structures en passant par un repositionnement ou un changement pur et simple d’activité pour retrouver une base plus dynamique et saine. Et c’est dans ce sens que nous souhaitons plus que jamais accompagner les créateurs et chefs d’entreprise.


Justement, qu'avez-vous mis en place concrètement en ce sens au cours des derniers mois ?

Stéphane Chin Loy : “Cela fait un moment déjà que nous avons fait le choix d’accompagner et de former les entrepreneurs dans une perspective constante de remise en question de leur activité, en interrogeant leur positionnement (est-il le bon ?), en anticipant les baisses éventuelles d’activité, en les incitant à se diversifier… Nous sommes depuis quelques années maintenant dans une optique d’anticipation de tous les aléas auprès de nos chefs d’entreprise et de remise en cause des fondamentaux de l’économie. D’ailleurs, des jeunes se sont déjà relancés sur un autre système après avoir fait évoluer leur idée première. Nous nous efforçons nous-mêmes de nous repositionner. Alors concrètement, pour répondre à cette crise, il faut savoir que nous avons géré depuis le début du confinement plus de 30 000 appels en réactivant un numéro vert qui existait déjà et avait été activé pour la dernière fois lors des inondations de 2017. Évidemment cette fois l’ampleur était beaucoup plus importante et nous avons pu être un peu dépassés, mais nous sommes quand même parvenus à gérer jusqu'à 200 ou 300 appels parfois dans une seule journée pour accompagner au mieux le public.

Dans le même temps, nous avons géré plus de 22 000 dossiers d’aides, toutes aides confondues, qu’il s’agisse des aides de l’État, du Pays, des aides aux salariés, des différents volets du Fonds de solidarité ou du dispositif exceptionnel de sauvegarde des travailleurs DESETI puisque tout a transité par nous.

Ensuite, nous avons beaucoup avancé sur le plan de la formation en proposant une offre globale et homogène de formations en ligne, qui couvre tous les secteurs d’activité et qui a donc intégré les anciens Passeport digital et Passeport Tourisme. En tout, cela représente 144 heures de formation, déclinées en 36 modules de 4 heures, baptisées « Passeports pour entreprendre », qui sont exceptionnellement proposées gratuitement depuis le 8 juin et ce jusqu’au 31 décembre 2020.

Sans financements supplémentaires, nous nous sommes efforcés de renforcer nos offres de service en ligne et d’en permettre l’accès à tous les archipels afin que toutes les îles puissent en bénéficier.

Nous œuvrons aussi à simplifier toutes les démarches (en 2017, la CCISM avait déjà créé en ce sens un poste de conseiller aux entreprises offrant une interface unique pour toutes leurs formalités aux porteurs de projet, NDLR), qui constituent souvent un frein important pour les entrepreneurs. Cela nécessite encore quelques ajustements, à commencer par le fait de voir le registre du commerce et des sociétés devenir de compétence territoriale et non plus d’État afin de pouvoir créer des guichets uniques, y compris dans les îles, pour tout simplifier dès l’inscription et l’émission de l’extrait KBIS. Nous appelons ces changements de nos vœux même si cela prendra encore un peu de temps puisqu’il y a eu pas mal de retard accumulé à leur niveau, notamment du fait du confinement et même d’avant ; pour l’instant, ils terminent de traiter les dossiers de 2019.


Pouvez-vous nous en dire plus concrètement sur ces nouvelles offres en matière de formation ?

Mike Ah Tchoy : “Tout se fait en ligne depuis début juin même si ces modules ont été initialement pensés pour fonctionner en présentiel. Il s’agit donc de modules prévus pour accueillir 10 participants, via un enregistrement préalable, et fonctionnant sous la forme de 10 sessions de 4 heures. Ces passeports à la carte sont conçus pour armer les gens qui en bénéficient à tous les niveaux de création et de fonctionnement d’une entreprise. Ils s’efforcent de proposer des solutions novatrices, notamment pour les petites et moyennes entreprises qui n’y ont pas forcément aussi facilement accès que les grandes.

Nous nous sommes beaucoup remis en question ces dernières années, avons aussi tiré les leçons de Prism, notre incubateur, dont nous connaissons en ce moment la 5e promotion, afin de mieux accompagner nos bénéficiaires. Je précise que ces formations ne sont pas proposées en concurrence avec les boîtes de formation locales, bien au contraire puisqu’elles font même appel à leurs formateurs ; des formateurs qui délivrent des compétences supplémentaires dans leurs propres entreprises afin que tout s’articule de manière complémentaire pour ceux qui souhaiteraient aller plus loin.

Stéphane Chin Loy : “Notre objectif est de permettre à près de 5 000 personnes d’en bénéficier d’ici à la fin de l’année 2020, dans l’ensemble de la Polynésie. Cela nous fait particulièrement chaud au cœur de savoir qu’on a autant de chance d’en profiter en habitant Rapa qu’en résidant à Papeete. Avant, les îles n’étaient pas fournies en prestations, cela nécessitait une logistique beaucoup plus lourde pour déplacer des formateurs et ce schéma en ligne est vraiment le grand point fort de ce nouvel accompagnement.


Quels sont les atouts sur lesquels l'économie polynésienne pourrait particulièrement s'appuyer à l'avenir selon vous ?

Stéphane Chin Loy :

“Nous avons de nombreux atouts pour rebondir.

Nous sommes une destination safe, avec un environnement préservé. Il nous faut mener une réflexion visant à établir de nouvelles bases, à nourrir de nouvelles idées positives et éco-citoyennes. Nous devons continuer à avancer sur tout ce qui est innovant, rechercher différentes options, nous pencher sur de nouveaux schémas d’économie circulaire. Nous avons notamment tout à faire encore dans le domaine marin alors que nous disposons d’une ZEE de presque 5 millions de km².

D’une manière générale, la France ne met pas suffisamment en avant les atouts de ses territoires ultra-marins alors que nous pourrions nous distinguer dans des secteurs de pointe, aptes à produire pour demain. Je pense aux algues, à toute la cosmétique végétale qui avait été l’un des phares du CIPAM, le colloque international sur les plantes médicinales et aromatiques qui s’est pourtant tenu chez nous en 2018. Nous avons besoin de grands laboratoires non plus exclusivement pour faire de la recherche, mais aussi pour valoriser des solutions et se lancer dans la production. Il y a eu beaucoup de projets, de programmes, dans de nombreux secteurs, dont on a très peu bénéficié concrètement en termes d’activité et d’emplois. Il est temps de changer cette donne et de se positionner en leader pour monter des actions concrètes. Je m’interroge aussi sur la défiscalisation des grands projets.

N’y a-t-il pas d’autres valeurs plus fortes à mettre en avant que les croisières, le tourisme, l’aérien, même si je reste optimiste ? Nous avons beaucoup de ressources sous-marines qui pourraient devenir de vraies solutions pérennes pour rétablir notre économie. La France, à mes yeux, devrait parier beaucoup plus sur ses trois représentations dans le Pacifique. Aujourd’hui, nous échangeons énormément avec les autres Ultra-marins. Il nous semble que nous pourrions avoir vivement intérêt à nous regrouper pour être plus forts, à créer par exemple un marché commun français du Pacifique ou une représentation aéroportuaire commune dans le Pacifique avec la Nouvelle-Calédonie qui a déjà la concession de son aéroport… Nous devrions davantage faire converger nos forces pour mieux travailler avec nos voisins aussi, comme la Nouvelle-Zélande ou le Vanuatu. Nous sommes trop petits pour produire à grande échelle, mais nous pourrions nous regrouper à l’échelle du Pacifique.


Parmi les autres mesures que vous préconisez, certaines concernent également l'éducation ?

Stéphane Chin Loy : “Effectivement dans ce domaine aussi il y a beaucoup de choses à faire. L’apprentissage, la formation en alternance n’existent pas en Polynésie alors quen Nouvelle-Calédonie ils enregistrent 1 000 apprentis à l’année avec un taux d’insertion de 80 %, dont on rêverait dans d’autres secteurs, sans oublier la perspective d’une vraie transmission de l’activité. Il faudrait réfléchir à une réorientation de l’université vers les métiers de l’artisanat, mais pas seulement de l’artisanat au sens « polynésien » du terme. Cela fait partie de nos stratégies aussi. L’artisanat peut relever d’un enseignement de pointe et se révéler en prime beaucoup plus satisfaisant que de nombreux métiers sur le plan personnel grâce à la production de bons et beaux produits qu’il induit. D’une façon globale, cela nous semble être le moment idéal pour réfléchir à tout l’environnement en réalité, tout l’écosystème des sociétés. Réfléchir à un autre modèle économique, pour créer des zones franches par exemple. Ayons une réflexion commune pour rebâtir aussi cette économie touristique sur d’autres fondements. Ne commettons pas les mêmes erreurs.


Tous ces changements ne semblent pouvoir s'adosser qu'à une forte évolution des mentalités. Y croyez-vous ?

Stéphane Chin Loy : “Regardez déjà les changements qui se sont produits au cours des 2 ou 3 derniers mois ! Ceux dont nous parlons vont s’avérer absolument indispensables pour rebondir, donc la remise en cause sera plus facilement acceptée. On en a déjà vu de nombreux exemples parmi lesquels le télétravail auquel beaucoup de chefs d’entreprise étaient encore réfractaires il y a très peu de temps. Mais plus maintenant ! Je crois qu’en ce moment tout peut être mis sur la table. Cette situation apporte une réflexion globale sur l’ensemble des activités économiques mais pas seulement : une sorte de remise des compteurs à zéro. Nourrissons une nouvelle vision, plus proche de la nature, qui fait de la place à l’écosystème, à plus de sens, à moins de volonté de viser uniquement le profit. Ce sera le substrat du développement de toutes les années à venir. C’est une opportunité : si nous ne le faisons pas, nous serons fautifs.


Investir à Tahiti #5

bottom of page