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Ninamu Farm, un élevage prometteur de crevettes en lagon

  • 11 août
  • 6 min de lecture

Il pleut, il vente, le lagon danse, l'océan se débat à bâbord, le long de la route qui mène à Hitiaa, sur la côte est de Tahiti. Mais une fois que nous parvenons à Ninamu Farm, la mer est apaisée, comme si le vent s'y essoufflait. Sous la surface lissée, des milliers de petites crevettes s'épanouissent ici depuis plusieurs mois, sous l'œil attentif de leur éléveur. Teavatea Wong mène un projet pilote d'élevage de crevettes en lagon, une technique unique au monde, dont les crustacés régaleront les palais les plus exigeants. Découverte d'un projet longuement mûri par un jeune homme audacieux et motivé.


© Texte et photos : Doris Ramseyer


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Un site minutieusement choisi

Les fenêtres de la maison familiale s'ouvrent sur l'horizon d'un bleu assombri, presque gris. Une maison transformée en entreprise d'aquaculture depuis que Teavatea Wong s'y est installé, quittant la ville pour se retirer sur cette côte plus sauvage. J'aime la vie à Hitiaa ! confie le jeune homme. Son kayak glisse silencieusement sur l'eau pour rejoindre ses crevettes qui grandissent dans des modules face au ponton. A gauche, trois cages de prégrossissement abritent 18 000 individus, soit 6 000 crevettes par filet. À droite, flottent quatre cages de grossissement à moindre densité : trois filets avec 2 800 individus chacun, le dernier avec 1 600 crevettes. Importée d'Amérique centrale dans les années 1970, la crevette bleue, Litopenaeus stylirostris, a été retenue parmi une dizaine d'autres espèces grâce à ses qualités gustatives, ses facultés de développement et d'adaptation.


Teavatea expérimente le site depuis un an à Hitiaa pour son élevage de crevettes
Teavatea expérimente le site depuis un an à Hitiaa pour son élevage de crevettes

Un site de crevetticulture soigneusement choisi, riche en zooplancton, protégé du vent et de la houle
Un site de crevetticulture soigneusement choisi, riche en zooplancton, protégé du vent et de la houle

Selon moi, les crevettes sont vraiment coriaces, et bien acclimatées au lagon ! s'exclame Teavatea. L'éleveur a soigneusement choisi son site, déterminé par la qualité du zooplancton et la géographie du lieu. Car le vent et la houle peuvent anéantir le cheptel et abîmer le matériel. Ici, c'est bien protégé ! note l'éleveur, alors qu'à quelques dizaines de mètres de l'exploitation, le lagon est agité. Depuis le début de l'activité, deux épisodes de grosses boues ont maculé le plan d'eau à la suite d'extractions en rivière. Il s'agit du plus grand danger pour les crevettes en dehors des facteurs météorologiques. Les crustacés de Ninamu Farm ont bien résisté : Teavatea relève un taux de survie en cage de 80 à 85%.


Un rêve d'enfant

Teavatea a toujours rêvé d'être entrepreneur, inspiré par plusieurs membres de sa famille qui ont opté pour cette voie. Dans le cadre de ses études en école de commerce, le jeune homme part en pays anglophone : un stage en Australie comme professeur de surf. Amoureux de la mer et des sports nautiques, c'est au pays des kangourous que naît sa vocation d'aquaculteur, après la visite opportune d'une ferme de crevettes, dont il discerne immédiatement le potentiel.


Dès son retour à Tahiti fin 2018, en parallèle de ses études, Teavatea entame les premières démarches de son projet d'aquaculture. Mais son jeune âge constitue un frein ; il n'est pas toujours pris au sérieux. Les procédures traînent en longueur, d'autant plus que l'activité est peu connue en Polynésie. Pour gagner sa vie, il exerce d'autres métiers, sans jamais perdre de vue son objectif.


En 2022, la DRM (Direction des ressources maritimes) retient son projet. Teavatea suit une formation de quatre mois à Vairao, où il s'initie à l'élevage de la crevette bleue en cage lagonaire, tout en préparant son dossier technico-écono-mique nécessaire à la demande d'agrément aquacole et de concession maritime.


L’aquaculteur a suivi une formation avec la DRM à Vairao, un organisme qui l’accompagne pendant un an et demi
L’aquaculteur a suivi une formation avec la DRM à Vairao, un organisme qui l’accompagne pendant un an et demi

Le 20 février 2024, Teavatea installe sa ferme à Hitiaa et met en cage ses premières crevettes, des postlarves mesurant de 6 à 10 millimètres. La DRM aide le jeune entrepreneur pendant un an et demi dans le cadre d’une convention de partenariat. Elle lui prête le gros matériel (flotteurs, filets et nourrisseur), lui fournit les postlarves et les conseils d’un technicien aquacole affilié à la DRM, qui vient une fois par semaine sur l’exploitation. Teavatea apporte le petit matériel (cordages, corps-morts…), assure le transport, l’entretien et l’alimentation.


C’est un très bon soutien du Pays ! La DRM m’accompagne pour que je puisse évaluer le site, cerner l’activité et ses bases. Après ça, ce sera à moi de continuer ! 

 

Teavatea est l’un des rares porteurs de projet à s’être lancé dans la crevetticulture en milieu naturel. Il souhaite promouvoir l’activité auprès des jeunes. C’est un travail qui peut faire vivre, c’est une belle aventure ! Je pense qu’il faut partager pour que ce secteur d’activité avance et, qu’en fin de compte, on sera tous gagnants. La production de crevettes sur le territoire s’élève à 160 tonnes annuelles, pour une demande de 450 tonnes en Polynésie. C’est un marché où il y a encore de la place. Il faut se lancer ! Teavatea a la chance d’être soutenu, car il reconnaît que cette activité exige des investissements importants.


Élevage en milieu naturel

Les crevettes se régalent de zooplancton, surtout la nuit, quand les micro-organismes sont attirés par des lumières intégrées dans les cages. Grâce à leur développement en milieu naturel, le bleu des crustacés se révèle plus dense, leur chair, plus ferme et plus iodée que d’ordinaire, notamment par rapport à un élevage dans des bassins à terre.

 

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Chaque journée de Teavatea commence sous l’eau. Il contrôle si des restes d’aliments subsistent dans les cages, afin d’évaluer la juste quantité à donner aux crevettes. Il supplémente leur nourriture naturelle par des granulés industriels importés d’Australie, à hauteur de 60 % environ. L’aquaculteur désirerait créer sa propre alimentation, locale et de qualité, en utilisant les déchets de poissons rejetés par tonnes et, quotidiennement, par les pêcheurs polynésiens entre Tahiti et Moorea. Une pratique par laquelle le Pays veut agir en faveur de l’agriculture.

 

L’appétit des crevettes rythme les journées de l’éleveur, qu’il nourrit et observe toutes les trois à quatre heures. Il préfère demeurer sur place, 24 h sur 24, pour pouvoir réagir au plus vite et mieux suivre son élevage : une nuit, un filet s’est déchiré. Si je n’étais pas allé vérifier tôt le matin, j’aurais pu perdre beaucoup plus d’animaux !

 


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Les granulés qui n’ont pas été immédiatement consommés coulent au fond des cages flottantes. Ils sont recueillis par des liners, d’épaisses bâches qui empêchent que les résidus ne partent dans le lagon. Tous les matins, je lave mes cages avec une pompe électrique qui aspire les déchets : les fèces, les restes alimentaires et les carapaces des crevettes qui ont mué. Teavatea les rapporte à terre pour ne pas polluer le lagon et ne pas attirer des prédateurs marins ; par la suite, ils pourront constituer un compost et servir d’engrais aux agriculteurs ; c’est le prochain objectif du jeune homme. 

 

Le développement durable : une histoire de compromis

Après un test infructueux de flotteurs en bambou pour amarrer ses filets, Teavatea s’est tourné vers ceux en plastique, solides et durables (longévité de plus de 20 ans). C’est dur d’avoir un équipement en accord avec la protection de l’environnement. C’est pour ça qu’on essaie d’avoir du matériel de qualité, pour ne pas avoir à en changer tout le temps, et pour éviter la surconsommation. Il faut aussi bien l’entretenir pour qu’il se détériore le moins possible.

 

Les modules sont fixés à 6 corps-morts, posés à 25 mètres de profondeur sous les cages. Dans le futur, l’aquaculteur souhaite les remplacer par des ancres hélicoïdales plus écologiques, plus légères et compactes que les classiques, exigeant moins de manipulations sous l’eau.

 

Quand on vend ses crevettes et qu’on les conditionne, c’est difficile de se passer du plastique. On n’a pas encore trouvé d’autre option. On incite les clients à venir avec une glacière. Ce sont des produits humides. Nous ne fournissons qu’un seul pastique, pas de double emballage.

 

Des crevettes de haute qualité pour un marché de niche

La première fois que j’ai récolté mes crevettes, ça m’a fait quelque chose de devoir les tuer. Pour conserver leur fraîcheur et leur qualité, les crustacés sont récoltés partiellement avec un filet épervier, le reste avec une épuisette. Plongées dans de l’eau de mer avec de la glace, les crevettes meurent d’un coup, sans stress, ce qui préserve leur qualité. Elles sont ensuite lavées, triées par taille, pesées et conditionnées en sachets d’un kilo, puis immédiatement placées dans la glace.


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Les crevettes de Ninamu Farm pèsent en moyenne 20 grammes, mais s’approchent plus souvent des 22 à 23 grammes. En 2024, il y a eu 3 récoltes de crevettes en 10 mois, dans des petites cages tests de 4 mètres carrés, pour un poids total de 250 kilos. Une production que Teavatea juge belle et prometteuse, vendue surtout aux particuliers.

 

Le site actuel ne pourra accueillir que 12 cages de 25 mètres carrés, dans le but de produire 5 tonnes à l’année. Une fois familiarisé avec la crevetticulture, Teavatea envisage de s’agrandir et de développer l’activité dans les îles. Il vise le marché du luxe, celui des restaurants et des hôtels polynésiens. À long terme, il souhaite offrir un produit de Tahiti de très haute qualité, reconnu à l’international : l’objectif est de promouvoir notre savoir-faire de Polynésie à travers le monde, et pourquoi pas exporter nos crevettes par la suite. Car cette espèce est unique au monde, élevée dans le lagon, et nourrie au zooplancton.



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